Un disque, comme un cerceau de cirque, qui tournoie hypnotiquement. Des images y défilent, des paysages qui changent de lumière et d’apparence. Puis la jambe d’une femme et un serpent apparaissent à l’unisson. Le serpent s’enlace à la jambe, suit le disque qui continue de tourner : il ouvre alors la bouche, et sa langue dessine le nom Suzan Pitt. Ce préambule a valeur de signature. Au sens strict, bien sûr, mais surtout parce qu’on y retrouve les caractéristiques de l’œuvre de la cinéaste : bouillonnante, onirique (un disque tantôt hypnotique, tantôt fenêtre sur un paysage inattendu), jouant sur les codes du spectacle et de la transgression (une jambe de femme dans un cerceau, une jambe de femme et un serpent…), et en transformation permanente. Il illustre la densité vertigineuse d’une carrière consacrée à l’exploration des ressources du dessin animé, tant sur le versant plastique que sur celui de l’imaginaire.
Le tableau et l’écran
Heureuse décision donc que celle de réunir les cinq derniers courts-métrages de la réalisatrice, disséminés sur une période de plus de trente-cinq ans, depuis Asparagus (1979) jusqu’à Pinball (2013). On serait bien en peine de décrire un seul de ces courts, tant le contenu en est foisonnant, prêt à déborder toute synthèse, mais leur succession a presque une valeur de fresque où apparaissent les évolutions d’une artiste ayant mené de front la double carrière de réalisatrice et de peintre, en vases communicants. Picturale, l’œuvre de Pitt l’est par ses références : on y retrouve l’inspiration fondamentale du surréalisme (silhouettes sans visages, collages, masques, prolifération des motifs), mais aussi le livre d’images (silhouettes de fantômes en papier froissé dans Visitation, vue d’une jungle à la Douanier Rousseau dans Joy Street) ou encore les motifs de Kandinsky. Mais elle est aussi éminemment cinématographique, dans la mesure où chacun des courts-métrages met en scène une proposition d’animation, de mise en mouvement du contenu pictural qui culmine symboliquement avec Pinball, flipper de tableaux dont la combinaison procède par rebondissements et ricochets.
La réalisatrice joue avec la surface de l’image ainsi qu’avec ses différentes consistances. Le choix d’un dessin crayonné, dont les nuances changeantes peuvent rendre les reflets d’une chevelure tantôt verte, tantôt rouge ou bleue, introduit ainsi une instabilité dans l’objet qui sert de point de départ à ses multiples métamorphoses. Mais cette attention au support n’est pas uniquement picturale : elle porte également en elle une référence explicite au medium nouveau dans lequel on s’aventure, cet écran dont la superficie changeante et mobile permet aux tableaux de trouver un nouveau dynamisme. Ainsi, dans Asparagus, la protagoniste saisit un fauteuil, qui se colore par touches minuscules dès qu’il est entre ses mains : l’effet réunit ici aussi bien la référence au pointillisme que les brouillages multiples d’un écran pixelisé, et rend tangible une perturbation du visuel d’où le rêve peut surgir.
De fait, l’œuvre de Pitt témoigne dès ses débuts d’une extrême lucidité quant à l’importance du cadre, comme support, mais aussi comme fondement de toute mise en scène. D’où un processus de mise en abyme constant. On songe à la vitre sale dans El Doctor, qui se remplit à mesure qu’on la nettoie de silhouettes effrayantes. Mais c’est surtout dans Asparagus que des sommets sont atteints, alors que la protagoniste entre dans un cinéma filmé en stop motion, et dont l’écran se révèle être un décor de papier. Les trois techniques du livre d’image, de la stop motion et de l’animation en celluloïd ne font pas que se contaminer : elles démultiplient le potentiel de fascination devant les multiples formes que l’image animée revêt.
L’image animée, l’image en vie
Les formes et les motifs se décomposent, puis renaissent. Chez Pitt, cette évolution a quelque chose d’éminemment vital. La douleur, la souffrance et la mort s’inscrivent dans les transformations qu’elle nous montre, à l’image des plans initiaux de Visitation, qui s’attardent sur l’image d’une femme poussée, tête la première, dans un four dont la cheminée laisse alors échapper une fumée de rêves et de spectres, ou ceux de Joy Street avec leurs mains de femme s’enfonçant sur un cactus.
Mais, par devers cet imaginaire morbide, une réparation advient, sous la forme d’un retour à la vie. Celle un peu explicite du médecin qui dans El Doctor scrute les entrailles d’un mort, dont il découvre le fourmillement organique avant de les remettre en place et de ressusciter le défunt. Ou celle, plus touchante, d’un petit singe automate qui dans Joy Street sauve la vie de sa patronne après que celle-ci se soit suicidée, en la faisant passer par un rite complexe de renaissance : l’entrée dans une nature dont elle peut contempler le mouvement orgiaque. Des carcasses d’animaux surgissent larves et papillons, puis une forêt, dont chacune des créatures communie, comme ces singes qui reniflent des fleurs avec extase.
La densité de l’œuvre de Pitt est à la mesure de la complexité de l’imaginaire qu’elle déploie. Un imaginaire où c’est la puissance vitale qui fait transvaser les formes les unes dans les autres, animant (au sens littéral) la mise en scène. On peut y voir une étonnante synthèse dans cette asperge qui donne son titre au premier des films : élégante, imitant tantôt une branche, tantôt les reflets d’un minéral ; et pourtant organique, dans sa rigidité de phallus voire de matière fécale (le film n’y va pas par quatre chemins dans les associations qu’il construit). C’est via les contrastes qu’il parvient à rassembler que l’étonnant légume (dont la saison approche, soit dit en passant) finit par symboliser la création à laquelle le spectateur est confronté : un condensé de beauté et de répulsion, terreau propice au surgissement des fantasmagories les moins attendues.