Carlotta ressort en version restaurée un film emblématique de la culture surf : le documentaire The Endless Summer, réalisé par Bruce Brown en 1964. En 1963, au début du tournage, Bruce Brown décide d’embarquer deux surfeurs confirmés (Robert August, 18 ans à l’époque, ainsi que Mike Hynson, 21 ans) dans un périple de près de deux ans autour du monde, afin de les filmer dans des lieux insolites et peu fréquentés, en particulier en Afrique et en Australie. Dès lors, ce choix de réalisation conduit Brown à rompre avec les films de surf classiques, qui se bornaient jusque-là à montrer les plages d’Hawaï ou de Malibu. Avec The Endless Summer, le cinéaste entend aussi donner chair au mythe d’un été affranchi des aléas météorologiques, où l’on pourrait s’adonner ad vitam æternam aux plaisirs du surf.
À la conquête du surf
Dans une introduction assez décalée, Bruce Brown nous montre des plages surpeuplées d’Hawaï et de Californie, en prenant soin d’établir une typologie (très personnelle) des activités que l’on peut y pratiquer, dans l’eau comme sur la terre ferme. Dans ce contexte, le surf n’a en soi rien d’extraordinaire, et il ne constitue qu’une pratique sportive parmi d’autres : au détour d’un plan, l’on peut voir des vacanciers, à bord d’un bateau, s’approcher sans conviction d’une rangée de surfeurs, lesquels finissent d’accompagner le mouvement de leur vague. Il n’y a alors plus de distance entre l’objet du spectacle et les spectateurs : la menace d’une insigne désacralisation de la performance des surfeurs plane sur ces images, et c’est contre cet affadissement de la vision que Bruce Brown semble vouloir lutter. Il est dès lors peu étonnant que The Endless Summer affiche, dans les minutes qui suivent, une volonté de faire table rase des topoï du film de surf, en s’affirmant avant tout comme un grand film d’aventures.
Avant d’embarquer pour l’Afrique, Robert et Mike se renseignent sur les dangers potentiels qui les y attendent. L’un est littéralement plongé dans un traité sur les attaques de requin, l’autre dans un ouvrage sur la malaria. En réduisant de cette façon le continent africain à ce qu’il représente comme menace pour l’homme blanc, Bruce Brown en fait une terra incognita idéale, où il pourra puiser ses visions inédites. Ainsi, arrivant sur une plage ghanéenne après moult péripéties, Mike et Robert sont accueillis par une centaine d’indigènes qui les regardent surfer « dans un silence de mort », dixit Bruce Brown en voix off. À ce moment précis, la musique extradiégétique s’interrompt, soulignant l’étonnement des spectateurs : ils n’ont jamais vu personne surfer sur cette plage auparavant. Peu à peu, ces derniers deviendront des acteurs à part entière du film de Bruce Brown, et bénéficieront pour certains d’entre eux d’une initiation au surf, plus ou moins féconde. Le moment des adieux est souligné par un commentaire volontairement ironique : les « sauvages » regrettent de devoir laisser partir les sympathiques Occidentaux qui, en les ayant initiés au surf, les ont un peu civilisés. Mais, et c’est là que réside le décalage grinçant contenu dans cette scène, ces adieux sont filmés comme une véritable épiphanie, comme si Bruce Brown réécrivait, de manière iconoclaste, l’histoire des rapports entre l’Occident et les pays du Sud : la planche se substitue ici à la Bible, et la pratique du surf, à celle de la religion catholique. C’est dans cette mesure que le regard de Bruce Brown est sous-tendu par un idéal œcuménique, qui l’éloigne nécessairement du point de vue de l’ethnographe : toutes les singularités anthropologiques des peuples et des personnages rencontrés sont gommées par une voix off souvent désinvolte, qui les subsume sous l’universelle adrénaline du surf.
Vague à l’âme
Cette tendance qu’a Bruce Brown à porter un regard univoque sur le réel est à certains égards regrettable : le film menace parfois de verser dans le pur roman-photo, notamment lorsque le réalisateur s’attarde sur la faune et la nature. Celles-ci sont en effet systématiquement anthropomorphisées par la voix off, qui les réduit à des éléments pittoresques et inoffensifs, dont on comprend mal pourquoi ils prennent autant de place dans le film. Plus généralement, cette omniprésence de Brown dans le déroulé de The Endless Summer, empêche d’apprécier pleinement la beauté inouïe de ses images. En effet, si ses commentaires s’avèrent souvent instructifs, notamment pour décrire les figures réalisées par les surfeurs, ils sont parfois tout à fait accessoires eu égard à l’un des enjeux du film. À savoir : exalter la prouesse humaine face à la puissance de la nature. Une scène, située vers la fin du film, le traduit plutôt bien : alors que Mike et Robert ont découvert un lieu intéressant, en Afrique du Sud, Bruce Brown déplore que l’on n’y ait jamais surfé auparavant. Toujours selon Brown, qui l’assène à plusieurs reprises, les vagues se seraient en vain échouées sur cette plage au fil des siècles : c’est seulement à présent qu’elles se trouvent dotées d’un sens, une fois que Mike et Robert les ont défiées. La seule vision de Mike et Robert surfant avec une telle agilité sur ces vagues qu’ils semblent presque marcher sur l’eau, aurait amplement suffi à suggérer l’idée que Brown formule ici explicitement dans son commentaire maladroit.
The Endless Summer réserve toutefois suffisamment de surprises pour que ses défauts de narration soient loin d’être rédhibitoires. En particulier, au fil des pérégrinations des deux surfeurs, le film dévoile une profondeur mélancolique au départ insoupçonnée. À Hawaï, soit la dernière étape du voyage, alors que les deux comparses ont réussi à surfer sur des vagues « parfaites », la voix off déclarera ainsi à trois reprises : « Hawaii is truly a land of an endless summer » (Hawaï est vraiment un pays où l’été est perpétuel), créant un espace flottant, quasiment imperméable aux aléas climatiques. C’est bien là que trouve à se diffuser la fébrilité élégiaque qui traverse les images de Brown, dans cette durée éthérée du rêve, où le bonheur n’est jamais qu’en suspens. À l’issue de ce parcours résolument initiatique, la teneur de l’enseignement qu’en auront tiré Mike et Robert demeure mystérieuse : carpe diem, semblent d’un côté nous dire ces images des deux amis, leur planche sous le bras, face au soleil déclinant, quand, de l’autre, le commentaire de Brown laisse entendre un nécessaire retour à la vie citadine. Aussi, le temps suspendu de The Endless Summer semble-t-il scellé par cette promesse ambivalente, qui, dans son irrésolution, a de quoi déconcerter. Une chose est sûre, néanmoins : on n’oubliera pas de sitôt ces ultimes plans dionysiaques, où, plus que jamais, les deux héros sont saisis comme des demi-dieux par la caméra du cinéaste, magnifiés qu’ils sont alors par la lumière flamboyante du couchant.