Une récente sortie DVD de L’Harmattan Vidéo fait honneur à une paire de moyens métrages documentaires à la complémentarité assez déroutante. D’une part la reconstitution d’un passé douloureux et à demi occulté, d’autre part une digression métaphorique à travers un lieu à l’existence grotesque : Un documentaire sur mon père et son « bonus » Laissez ici toute espérance semblent avoir a priori peu en commun, hormis la personnalisation par la narration off de leur réalisateur, Charles Habib-Drouot, et une même angoisse de la perdition.
Du passé au présent
Un titre aussi dépourvu de recherche apparente qu’Un documentaire sur mon père décontenance quelque peu, comme si le réalisateur avait renoncé à toute licence artistique pour donner une étiquette à sa douloureuse enquête. Il s’agit de reconstituer la figure paternelle disparue quand il n’avait que quatre ans, puis diluée par le deuil et la honte : Charles Habib-Drouot a longtemps cru qu’une crise cardiaque avait emporté François Habib, avant d’apprendre qu’il s’agissait d’une chute mortelle de cinq étages au terme de dernières années marquées par la maladie psychique.
C’est néanmoins Charles qui apparaît le premier à l’image : il ouvre le film de quelques notes de Debussy au piano, précédant l’apparition d’une photo jaunie du père déambulant dans les bois, sur laquelle le cadre zoome. Mais les notes trébuchent et la photo disparaît ; puis le pianiste se reprend, la photo revient se soumettre au zoom, le film a bien démarré, non sans heurts. À la fin, on entendra de nouveau — mais off — Debussy joué au piano par Charles, sans incident cette fois : l’exercice du documentaire aura été profitable, rétablissant un peu de sérénité ; cela n’aura pas été sans mal car entre-temps, comme ce tressautement inaugural l’a annoncé, le film sera resté sensible aux affects et à la difficulté de collecter la vérité à travers les voiles de subjectivité.
De fait, ce qui rend cette enquête au dispositif simple (succession d’entretiens avec des proches du disparu, paroles entrecoupées d’images d’archives et des lieux évoqués) particulièrement vivante, c’est d’abord la captation de cette subjectivité tourmentée des intervenants, qui embue la parole émise et la vérité qu’on tente d’éclairer — autrement dit, la façon dont le film en témoigne sans jamais céder au pathos, en contenant cette part émotionnelle sans qu’elle prenne le pas sur la recherche. Il va de soi que le contrat de témoigner devant une caméra n’est pas confortable pour tout le monde ; parfois les voix tremblent, implorent la pudeur de l’enquêteur. À un moment Charles réalisateur concède un aparté qu’il ne nous révélera pas, à d’autres il doit remplacer l’image du témoin fragilisé par un écran noir ou des images de lieux mentionnés, tandis que la voix de l’autre gagné par un chagrin jusque-là enfoui ne s’arrête pas : la pudeur, le respect envers l’interrogé sont là, mais le récit doit néanmoins continuer, coûte que coûte.
D’autant plus qu’au fond il ne s’agit pas seulement de parler de François, mais aussi de tous ces gens qui l’ont côtoyé, l’ont vu sombrer peu à peu, ont réagi du mieux qu’ils ont pu. Charles narrateur doit l’avouer : certains témoins révèlent plus sur eux-mêmes que sur le père qu’il cherche, comme le père de ce dernier, drapé dans sa posture d’homme réfléchi parlant d’autrui avec une étrange distance et qui ne semble fléchir que sur la fin, ou ces femmes qui, en évoquant un ex-mari ou un frère, ne peuvent se départir du prisme de leur vécu parfois violent. Graduellement, discrètement, l’enquête trouve une ampleur bienvenue, en dépassant la reconstitution du calvaire d’un seul homme pour dresser un portrait collectif, celui d’un contexte familial voire social, hanté par le désarroi face à la folie et la mort. Le dernier témoignage, sur ce point, boucle la boucle en réunissant en tandem, au Japon, Charles lui-même et son frère qui s’étaient tenus loin l’un de l’autre depuis des années. Ce n’est plus une interview mais un vrai échange, où chacun jette une lumière sur l’autre (Charles apprenant sur lui-même, donc par le biais de son propre documentaire, des choses qu’il avait oubliées), et les deux sur le rapport de la famille au mal qui rongeait leur père. Les images des lieux qui se superposent à leur dialogue n’illustrent alors plus l’évocation rétrospective du passé, mais une certaine flânerie du présent, comme si le temps était enfin venu d’y penser.

Laissez ici toute espérance, réalisé par Charles Habib-Drouot
Du présent à l’absence
Si le premier film, le plus long (58 minutes), donne son titre à l’édition DVD, son « bonus » de 35 minutes, réalisation ultérieure de Charles Habib-Drouot, s’avère tout aussi intéressant, quoique jurant avec le précédent au point que leur appariement interpelle. Avec Laissez ici toute espérance, nous ne sommes plus dans l’enquête réaliste et proche des affects, mais dans la rêverie inspirée par l’arpentage d’un lieu figé. Ce lieu, c’est le complexe hôtelier Chinagora peu avant son rachat et sa rénovation en 2012, c’est-à-dire pratiquement déserté à l’exception d’un hôtel, contrefaçon de Chine impériale incongrûment plantée à Alfortville au confluent de la Seine et de la Marne. La caméra de Drouot hante les décors de béton habillés d’un exotisme de pacotille, espionne les allées et venues des bateaux charriant les touristes, se mêle aux occupants à la langue étrangère, guette les silhouettes nocturnes et muettes qui, la nuit venue, hantent ces lieux nimbés du mystère de leur existence. Et par-dessus ces images du réel, Drouot se livre à une narration de fiction fantastique, se racontant en âme égarée loin de l’être aimé et jetée en ces lieux sinistres dont elle ignore si c’est un paradis ou un enfer, mais qu’elle associe bel et bien à la mort. Trop triviale dans son ton pour être poétique, trop distante pour aller interpeller de front cette activité touristique d’un autre temps, la narration, non dénuée de sous-texte, invoque cependant une certaine subjectivité (Drouot rompt d’ailleurs le charme de l’off en se filmant en train de filmer la pénombre de l’hôtel) proche de celle qui motivait Un documentaire sur mon père, mais en beaucoup moins tendre. Les plaintes de l’âme perdue fictive, superposées aux images du réel, formulent sans équivoque la critique d’une fausseté bien actuelle et perdurant en dépit du raisonnable : la laideur d’une richesse insolente et illusoire, un commerce du vide et du mensonge (le reflet d’un fantasme nostalgique de la mère patrie lointaine) que le semi-échec renvoie à son état contre-nature.