« Les rêves inquiets sont réellement une folie passagère » lit-on en ouverture de La Bête, le truculent et lubrique chef d’œuvre de Walerian Borowczyk qui subit la censure avant de sortir avec une interdiction aux moins de 16 ans en 1975. Les mots de Voltaire résonnent d’un écho particulier dans l’œuvre iconoclaste de ce réalisateur-plasticien qui a su sublimement lier le rêve et le réel, coups de sang et coups de chaud, fantasme et fantastique dans la plupart de ses films. Paru au printemps, à l’occasion d’une rétrospective au Centre Pompidou, le coffret « Borowczyk » édité par Carlotta offre les copies restaurées de sept longs et seize courts métrages de ce réalisateur polonais qui officia en France dans les années 1970 et 1980. L’occasion de redécouvrir les expérimentations d’un cinéaste dont l’œuvre lorgne du côté du cinéma érotique et fantastique, tout en restant empreinte d’un certain goût de la culture européenne classique et d’une grande légèreté de ton. De Goto l’île d’amour en 1968 à Docteur Jekyll et les femmes en 1981 (et avant la réalisation de téléfilms érotiques, qui ne sont pas édités dans le coffret), Borowczyk a maintenu fermement les lignes de force de son style : sens de la composition visuelle, élégance de la mise en scène (notamment musicale), onirisme des situations, iconoclasme du propos et transgression dans la représentation des corps.
Surréalisme transgressif
Ses premiers films, des courts métrages d’animation produits en Pologne au début des années 1950, sont des bijoux d’expérimentation formelle marqués par l’influence du surréalisme : Le Concert de Monsieur et Madame Kabal met en scène la dislocation des corps d’un étrange couple au gré de scènes de vies hallucinées, tandis que L’Encyclopédie de Grand-Maman égraine par ordre alphabétique une série de mots illustrés de vignettes plus surprenantes les unes que les autres. On y retrouve le trait net du peintre que Borowczyk a commencé par être, lorsqu’il composait des portraits monumentaux de Lénine et Staline pour le régime après la libération de la Pologne, conjugué à un sens de l’articulation entre l’image et le son.
Le jeu entre composition visuelle et sonore s’accentue avec Dom, en 1958, qui se montre quasiment précurseur de l’esthétique des premiers jeux vidéo lorsqu’il anime au rythme des sons de Bernard Parmegiani un duel d’épéistes filmés de profil sur fond noir, sous les yeux d’un visage qui semble, par le montage, regarder la succession de scènes qui forment le film. C’est un procédé semblable qui organise Les Astronautes, que Borowczyk compose avec Chris Marker en 1959 autour du décollage d’une étrange maison-fusée et de son odyssée absurde qui rappelle, dans un style formel plus radical, L’Impossible Voyage de Mélies. L’explosion de l’image (littérale, lorsqu’elle ouvre bruyamment le court métrage Renaissance et structure à rebours la reconstitution d’un salon parti en lambeaux par la déflagration d’une grenade dégoupillée) et la fragmentation des corps (par l’usage du gros plans sur des visages, des yeux, et plus tard, des sexes) structurent la mise en scène quasi iconographique de Borowczyk jusqu’à Dr Jekyll… Le cinéma de « Boro », passionnant par sa liberté plastique, procède par visions hallucinatoires, même si sa composition, très maîtrisée, ainsi que sa musique d’ascendance classique, le situent dans la perspective d’une culture européenne tenue, sage et civilisée. Cela n’a en réalité rien d’antinomique : la proximité de son monde avec le nôtre est tout ce qui fait le sel de l’humour noir qui s’y déploie et constitue la base même de sa mécanique érotique, un brin désuète mais d’une lubricité joyeuse. La situation n’est jamais tant érotique que lorsqu’elle est presque possible.
Dispositifs érotiques
L’art de la mise en scène de Borowczyk culmine, après son premier long métrage Goto, l’île d’amour (1968) puis Blanche (1971), dans les Contes immoraux, qu’il tourne en 1974. Les quatre sketches, situés dans des époques et des contextes différents, développent les marqueurs fondamentaux de son style. L’artificialité des situations offre autant de dispositifs érotiques forts (comme le rapprochement de jeunes cousins — dont un étonnant Fabrice Luchini dans un de ses premiers rôles — au pied des falaises normandes où Boro suggère une fellation au son du flux et du reflux des vagues, ou encore une scène de douche collective dans un harem gardé par une sorte de reine mère lesbienne). Le dévoilement des corps apparaît dans des environnements culturels ou religieux marqués, codifiés, bordés : le sentiment érotique est levé progressivement, par la constitution d’un monde régulé qui déborde peu à peu. Les corps eux-mêmes, généralement nimbés d’une lumière brillante, presque irréels, sont présentés par petites touches, masqués et voilés, découverts dans des effets de transparence, qui, s’ils n’étaient pas si beaux et puissants, passeraient pour infiniment ringards. Ce découpage (Boro voyait ses acteurs comme des « silhouettes de papier » avance-t-il dans un entretien) confère aux films leur grande force visuelle et leur puissance fantasmatique unique.
Il faut se souvenir que le cinéma de Boro apparaît dans un mouvement plus large, celui d’une vague de films érotiques qui sortent sous Giscard, en plein relâchement de la censure, et qui se voit consacrée par le succès d’Emmanuelle (1974) juste avant le durcissement de la régulation et l’émergence de la classification X en décembre 1975. C’est aussi l’époque du Décameron (1971), des Contes de Canterbury (1972) et des Mille et Une Nuits (1974) de Pasolini, auxquels Borowzcyk offre en quelque sorte un pendant français, une alternative plus légère, plus innocente et plus fantastique. La Bête, en 1975, raconte l’histoire de Lucy, destinée à épouser Maturin, l’héritier dégénéré d’une famille noble, qui se prend à rêver de la vie libertine d’une ancêtre poursuivie par un monstre lubrique au rythme d’un clavecin endiablé. Le rêve et la réalité convergent, dans une folie passagère qui aura raison de sa candeur. Prolongement des Contes immoraux dont il devait initialement constituer le cinquième volet, le film marque par la puissance de sa scène inaugurale (la saillie d’un cheval dans la cour d’un hôtel particulier) et la fétichisation de la verge du monstre, objet incontrôlable dirigeant comme une tête chercheuse la mystérieuse bête vers les vertes demoiselles qui s’en vont au bois.
La figure du monstre lubrique venant dérégler un univers bien installé continuera longtemps de hanter le cinéma de Borowczyk. En 1981, après Intérieur d’un couvent et Les Héroïnes du mal, Docteur Jekyll et les femmes propose quasiment une variation de La Bête dans l’Angleterre victorienne. Autour d’une version supposément alternative du récit de Robert Louis Stevenson, Boro revient à la figure de l’homme animal, incontrôlable traqueur de femmes, qui pourfend ses victimes au fil d’un dîner macabre qu’il tient dans son manoir. La dernière partie du film, voyant la fiancée de Jekyll se joindre à lui dans la transformation bestiale et s’abandonner dans une tornade de frottements à sa libido la plus pure, consacre la victoire des sens sur la règle, et de la folie sur la raison.
Si, suite à sa relégation au rang d’artisan de films érotiques de commande, Boro a peu à peu été écarté des cercles cinéphiles, on apprécie toujours autant aujourd’hui la virtuosité et la naïveté de ses visions érotiques et sa liberté de ton et de forme, si singulière dans l’histoire du cinéma français. La descendance de Borowczyk, hier si foisonnante, est aujourd’hui très largement perdue. Elle survit pourtant dans le cinéma d’un Bertrand Mandico (Notre Dame des Hormones, Y a‑t-il une vierge encore vivante ?) qui a ajouté ses rêveries poilues et colorées aux visions éthérées de Boro.