Littérature, théâtre, photographie : la sulfureuse personnalité artistique de Yukio Mishima était celle d’un touche-à-tout des arts. En ce qui concerne le cinéma, c’est avant tout en tant que scénariste, et parfois en tant qu’acteur, que l’écrivain était connu. Avec cette édition soignée de sa seule contribution au 7e art en tant que réalisateur, Yûkoku, nous est avant donnée l’opportunité de plonger dans les obsessions de cette personnalité controversée. Transcendant les limites cinématographiques, Mishima a, avec Yûkoku, affirmé toujours plus les grandes lignes de ses obsessions, qui pénétraient tous les arts.
Mishima et le cinéma, en Occident, sont principalement associés via le biais de l’étrange essai poético-cinématographique de Paul Schrader, Mishima – une vie en quatre chapitres. Si le film demeure parfois inégal, Schrader adopte un regard qui, rétrospectivement, s’affirme comme le plus adapté à la personnalité controversée de l’auteur de La Mer de la fertilité : plus que pour tout autre artiste, il convient de considérer que vie et art, chez lui, ne faisait qu’un. Schrader, ainsi, narre en parallèle le coup d’État orchestré par Mishima le 25 novembre 1970 et certaines des nouvelles de l’auteur – avec notamment une interprétation expressionniste remarquable de son Pavillon d’or. Cet auteur, qui affirmait avoir avec sa dernière, et sa plus grande, œuvre La Mer de la fertilité, écrit tout ce qu’il avait à écrire, n’a jamais cessé de se mettre en scène, intellectuellement, socialement ou moralement. Le roman-choc où il abordait son rapport à son homosexualité, Confessions d’un masque, place d’emblée Mishima dans une logique théâtrale, une mise en abyme de ses propres jeux avec l’art et avec la société. À la lecture de son œuvre multiple et foisonnant, force est de constater : Yukio Mishima ne fit rien, qui ne fut fait avec force, avec intensité.
À la lumière de cette constatation, comment ne pas ressentir de curiosité, d’excitation, à l’idée de découvrir, enfin, le seul film tourné par l’auteur – d’autant plus qu’il est adapté d’une nouvelle par lui écrite, titrée en France Patriotisme ? Cette nouvelle narre le destin tragique d’un couple japonais, lorsque, dans les années 1930, le mari, militaire, se voit ordonner de réprimer un coup d’État avec lequel il sympathise philosophiquement. Selon l’éthique du samouraï, développée dans le Hagakure, l’homme n’a pas d’autre choix que de se livrer au suicide rituel par éventration, le seppuku. Sa femme choisit de le suivre, et tous deux se donnent la mort. Le film, tourné en 1965, préfigure le destin de son réalisateur. En 1970, devant l’échec de sa tentative de coup d’État, Mishima – qui d’ailleurs disait avoir prévu ce rejet – commit lui-même le seppuku, suivi par son amant. Les idées extrêmes de Mishima, fervent nostalgique de la grandeur du Japon du XIXe siècle, ne l’ont pas vraiment rendu populaire dans son pays, et sa veuve décida de détruire le film à la suite de son acte. Selon le livret rédigé par Stéphane Giocanti, c’est la découverte par hasard du négatif original, que l’on croyait perdu, qui a conduit à sa ressortie actuelle.
Film honni, donc, Yûkoku englobe nombre des obsessions et des intérêts de Mishima. Tout d’abord, le réalisateur, féru de théâtre nô, reprend cette forme narrative, pour son court métrage entièrement muet, et commenté par des rouleaux rédigés à la main par Mishima, dont trois sont présentés avec cette édition. La musique, sur l’insistance de Mishima, qui a présidé à tous les aspects de sa création, est reprise des passages orchestraux de Tristan und Isolde, de Wagner, et s’adapte avec une pertinence parfois troublante à la narration de Yûkoku. Proche de certains membres de la Nouvelle Vague japonaise – qui n’est, rappelons-le, un mouvement que parce que ses participants diffèrent, chacun à leur façon, du canon cinématographique de l’époque – Mishima utilise dans sa première séquence des effets de surimpression qu’on devine faire écho à ses descriptions du souvenir dans ses œuvres littéraires, elles-mêmes très visuelles, presque impressionnistes, comme peuvent l’être les descriptions de Marcel Proust. Le goût pour son propre corps de l’auteur se révèle, plus loin dans Yûkoku, lorsque, décidés à se suicider en couple (on appelle cette forme de suicide rituel le shinju). Les sens et sentiments exacerbés par la passion des deux membres du couple se révèlent dans une scène sensuelle, où Mishima – qui interprète le rôle masculin – laisse courir le regard du spectateur sur sa plastique très travaillée (l’auteur croyait, notamment, à l’accomplissement de soi par la sculpture d’un corps parfait). Mais c’est évidemment la scène du double suicide qui s’arroge la vedette dans Yûkoku : si celui de la femme, plus tardif, donne dans l’ellipse, le suicide de l’homme est montré avec une complaisance impressionnante, et fondamentalement dérangeante. Au long de cette difficile scène, on se prend à se demander si l’acte n’est pas réel, tant il le paraît, et le fait que ce suicide fasse résonner dans le futur celui, bien réel, de Mishima ajoute à l’impressionnante puissance de l’ensemble.
« Je suis timide », lance Mishima dans l’interview qu’il a accordée à Jean-Claude Courdy en 1966, et qui est présentée en bonus de cette édition. Mishima se met en scène au réveil, le torse nu – et sa crédibilité gagne à être remise en doute, à la fois pour ceux qui le découvriraient ici, ou pour ses admirateurs, qui connaissent le goût de l’homme pour la provocation visuelle, son culte du corps n’en étant qu’une facette. Mais Mishima en était-il à un paradoxe près ? L’auteur, qui n’a jamais cessé de jouer avec son image – ou bien a‑t-il toujours cherché sa véritable image ? – se révèle dans ce document exceptionnel, tout aussi précieux que le film qu’il accompagne. S’ajoutent à cette édition un livret érudit, par l’essayiste Stéphane Giocanti, qui promet d’en apprendre même aux plus éclairés des amateurs de Yukio Mishima, et un recueil de ses nouvelles, titré pour l’occasion Patriotisme (il est auparavant paru sous le titre Dojoji). Rassemblant quatre nouvelles, le petit recueil s’avère être une remarquable introduction au monde de Mishima pour les novices, mais pourrait être redondant pour ses amateurs plus confirmés. Cela étant, qui résisterait, après la vision de cet intense Yûkoku, au plaisir de relire la somptueuse nouvelle dont il a été tiré ?