Une idée assez lumineuse tendue vers le travail d’adaptation de l’écrit à l’écran, c’est ce que les éditions Capricci proposent avec Béatrice Merkel. Un bon concept ne fait pas un bon ouvrage, mais ici l’essai aboutit à une grande richesse et s’avère souvent captivant.
Béatrice Merkel, tiens tiens… Ce serait pas la cousine de… Non, enfin pas forcément. « Béatrice Merkel est une femme d’âge mûr (45/50 ans). Elle exerce la profession de conseillère clientèle dans une banque. On peut dire que c’est une femme de droite. Sa langue maternelle n’est pas le français : elle est d’origine allemande. Elle a été mariée, mais a divorcé. Elle n’a pas d’enfant. Elle est célibataire et vit avec son chien. Béatrice Merkel habite le XIIIe arrondissement de Paris, près de la place d’Italie. » Voici la trame avec laquelle les cinq écrivains ont composé leurs cinq nouvelles dans le cadre d’une résidence à l’Abbaye royale de Fontevraud. La liberté était de mise ; peu attiré par ce personnage, Pierre Alferi n’en fait pas la protagoniste principale d’Enchère. Les autres se tiendront davantage à cette Béatrice Merkel. On est face à des récits souvent cruels, marqués par un air du temps morne, sans tourner le dos à l’idée de réenchantement de cette existence, notamment Stéphane Bouquet avec Beate.
Mais il faut bien dire que ces nouvelles, totalement indépendantes les unes des autres, s’avèrent quelque peu utilitaristes dans la mesure où elles sont ensuite soumises au projet d’une adaptation à l’écran, ce qui va consister à être passé à la moulinette du récit cinématographique dans certain cas. Les binômes sont les suivants : François Bégaudeau/Patricia Mazuy, Joy Sorman/Noémie Lvovsky, Pierre Alferi/Albert Serra, Christine Montalbetti/Caroline Champetier et Stéphane Bouquet/Claire Denis. Béatrice Merkel se présente alors, à la suite des différentes nouvelles, sous la forme d’échanges et de conversations entre l’écrivain et le cinéaste en charge de la transposition fictive.
Avec Albert Serra, on pouvait s’en douter, le dialogue avec Pierre Alferi débute sans concession : « quel est l’intérêt dans cette histoire pour le cinéma ? Je dirais : aucun. » Le grand souci du cinéaste catalan étant de filmer des personnages dans l’espace et d’épuiser le récit pour aller découvrir ce qu’il y a derrière, il est certain qu’avec Enchère, qui se déroule dans un appartement bondé avec des conversations dans tous les sens, les jeux semblent faits. D’autant plus qu’il oppose la simultanéité du cinéma, une sorte de vérité épiphanique du tournage, et les mystères de la durée de l’écrit. Pour autant, il est passionnant de suivre leurs échanges, puisque loin de s’arrêter à l’aporie initiale, ils se lancent à la recherche de solutions esthétiques et narratives.
À partir de l’exemple d’Albert Serra, on comprend que les cinéastes basculent très vite vers leur univers ; il ne s’agit pas de filmer un scénario, mais de le soumettre à l’impératif cinématographique, à sa grammaire visuelle spécifique. Patricia Mazuy tend par exemple à convertir rapidement la nouvelle de François Bégaudeau (Et dormir) vers une étape intermédiaire entre un synopsis développé et une amorce de découpage. Claire Denis propose quant à elle d’assez nombreuses photographies, très belles, et, en guise de conclusion, un découpage assez détaillé des premiers plans.
On note aussi la nécessité de tous à incarner le(s) personnage(s). C’est le cas de Noémie Lvovsky, Emmanuelle Devos ne tardant pas à se joindre à la suite de la collaboration entre la cinéaste et Joy Sorman à propos de Déontologie. Avec Caroline Champetier, trois comédiens (« Nos trois acteurs » comme il est mentionné en légende d’un cliché) – Pierre Louis-Calixte, Mathias Mégard et Marc V. Waldron – sont présentés par des photographies, parfois comme en situation de jeu. Et quand il s’agit d’incarnation et que Claire Denis se trouve dans les parages, on en vient rapidement au corps. Une petite cuisine étant un motif récurrent de la nouvelle de Stéphane Bouquet : « des endroits étriqués, poussiéreux, des cendriers pleins, des tas de choses pas rangés, pas de place pour le rangement de toute façon car tout est tellement petit, du manque d’air pour respirer, du manque de place pour la caméra. » Il faudra donc filmer près du personnage, il y aura une grande proximité, une caméra attentive aux humeurs du corps, réceptacle de ses états ; on se doute que ça ne gâcherait pas le plaisir de Claire Denis. On retrouve l’une des caractéristiques de la cinéaste ; le corps comme véhicule du film : « ce qu’il faut réussir à faire passer dès le début du film, c’est l’ordre de la perception de la séquence : c’est elle, Beate, qui nous fait entrer dans le café et en même temps, elle n’est pas le sujet de l’action, elle en est l’objet, elle est vue. »
Même s’il se révèle être un exercice de style, Béatrice Merkel permet de se tenir au plus près du travail de l’écrit et de l’image, de leur relation. Il est par exemple très intéressant d’organiser cette lecture du point de vue, mais ce n’est évidemment pas le seul, du contexte culturel et de la question de l’auteur de film, pour constater combien celle-ci semble solidement ancrée ici dans l’esprit des cinéastes – tout particulièrement Claire Denis et Albert Serra –, qui sont aussi des représentants de cette « caste » des auteurs. Sans refuser le scénario, celui-ci doit être déconstruit, soumis aux impératifs cinématographiques, parmi lesquels il ne peut être question de filmer l’écrit en une sorte de réitération. Une chose est certaine, Béatrice Merkel vaut bien les ouvrages des « cinéastes au travail », ces derniers se révélant souvent aussi luxueux que pompeux et creux, ce qui est très loin d’être le cas ici.