Avant de nous replonger dans l’œuvre de Chantal Akerman, qui fera l’objet d’une vaste rétrospective en octobre, les trois volumes d’Œuvre écrite et parlée, édités par Cyril Béghin chez L’Arachnéen, permettent de mieux saisir le bouillonnement créatif au cœur de ses films.
« Je suis une ressasseuse. Je le sais bien. Et parfois à force de ressasser, je m’ennuie moi-même. Ma vie est longue, un long ressassement. » : on retrouve cette confession d’Akerman dans les premières lignes de son récit autobiographique Le frigidaire est vide. On peut le remplir., paru en 2004. Les quelques 1400 pages d’Œuvre écrite et parlée confirment amplement cet aveu. En dépit de la très grande variété du corpus (scénario, notes d’intention, pièces de théâtre, nouvelles, retranscriptions d’entretiens, documents de travail), qui s’étend presque tout au long de la vie d’Akerman (de 1968 à 2015, année de sa mort), les textes ici réunis sont traversés par le retour constant des mêmes souvenirs, motifs ou images. Ce sont des récits familiaux et historiques (la mémoire des camps), prenant pour décor des lieux récurrents (la chambre, l’hôtel) ; des considérations sur des œuvres d’art (Pierrot le fou, le cinéma expérimental américain, les spectacles de Pina Bausch) ou ses propres films (l’antinaturalisme, l’importance de la durée) ; des réflexions sur des concepts (le nomadisme deleuzien) ou des principes religieux (le deuxième commandement), etc. Bref, la logique du ressassement s’applique à une multitude d’objets qu’il serait fastidieux d’énumérer exhaustivement. Mais elle déteint aussi sur le style même de l’écrivaine, souvent caractérisé par des reformulations successives, et sa méthode d’écriture. Cette dernière la conduit parfois à donner plusieurs formes à un même récit (Je, tu, il, elle était une nouvelle écrite en 1968, avant de devenir un scénario en 1974) ou à retravailler profondément un premier scénario pour en livrer un deuxième (Elle vogue vers l’Amérique, coécrit avec Marilyn Watelet, qui accouche ensuite de Jeanne Dielman).
Cette tendance pourrait toutefois être nuancée par l’hétérogénéité d’une œuvre qui a investi de nombreux genres et registres comme en réponse à l’angoisse d’Akerman, maintes fois formulée à partir des Rendez-vous d’Anna, de se répéter. C’est que le ressassement ne saurait se confondre avec la stricte répétition : il répond à un principe de mouvement où des éléments font retour dans un contexte inédit, sous une nouvelle forme. Prenons un motif récurrent, celui du silence. Akerman n’en fait pas mystère : il renvoie pour elle au silence de sa mère déportée et à celui des nuits des camps de concentration, « ce silence-là, c’est sur quoi je travaille, depuis des années ; d’une manière ou d’une autre, parfois avec humour parfois sans. » Il résonne tout au long de ses écrits dans des contextes bien différents, comme dans la note de production de Sud qui évoque « le silence de plomb » régnant dans le sud raciste des États-Unis, ou encore au détour de deux phrases du monologue tragi-comique du Déménagement (« Ici, le silence s’entend. Y’a même que lui qu’on entend. » ).
Flux de conscience
La dynamique d’écriture découle ainsi directement de celle de la réflexion – ce qu’elle explicitait en entretien : « J’aime l’écriture, parce que c’est proche de la pensée. » Ce recueil peut s’apparenter dans cette perspective à un long flux de conscience, renforcé par les choix éditoriaux de ne pas annoter les textes, de regrouper l’appareillage critique dans un volume séparé et de titrer chaque section d’une citation d’Akerman. Le style de l’autrice retranscrit par ailleurs cet écoulement grâce à la déconstruction de la syntaxe, entre la suppression de la ponctuation, la succession de phrases courtes, ou au contraire, l’enchaînement de phrases interminables creusées de l’intérieur par des répétitions simplement reliées par des « et », « puis, « mais » (Une famille à Bruxelles). La pensée y est mouvement permanent, ce qui explique peut-être qu’Akerman n’ait jamais systématisé (et donc fixé) sa pensée dans un texte proprement théorique. Mais son flux ininterrompu a aussi quelque chose d’excessif (« ses pensées vont trop vite, tellement vite que ce n’est plus une pensée » ), si bien qu’il s’expose à s’abîmer en se retournant sur lui-même, voire à s’annuler dans la confusion (palpable dans la forme cyclique de Le jour où).
L’écriture sert donc aussi à canaliser ce foisonnement, à « le mettre à plat », selon sa propre expression. À ce titre, la forme du monologue joue un rôle fondamental, ce qu’éclaire une petite précision dans le scénario des Rendez-vous d’Anna avant qu’Ida n’entame une longue tirade sur le quai d’une gare : « Et puis voilà qu’Ida commence un long monologue. On sent qu’elle a dû se répéter toutes ces choses pendant des mois… » Si ces paroles sont débitées sur un ton rapide et monotone, c’est qu’elles sont le fruit d’un long ressassement mental. Le récit d’Une famille à Bruxelles participe d’une logique similaire, comme en témoigne sa première phrase : « Et puis je vois encore un grand appartement presque vide à Bruxelles. » En amorçant ce bloc de mots rédigé d’un trait par Akerman à la suite de la mort de son père, le « et puis » indique qu’il est né d’une longue rumination. Les mots jaillissent comme poussés par une force souterraine qui cherche à s’exprimer.
L’écrit et l’image
Un pareil débit de parole expose toutefois les individus au risque de s’enfermer dans leurs propres pensées, de s’isoler du monde sans jamais vraiment dialoguer avec les autres (ce qu’illustrent les différentes solitudes des Rendez-vous d’Anna). Pour s’en sortir, Akerman souligne le rôle que joue pour elle le cinéma : « J’ai toujours eu le désir d’écrire. […] Simplement, j’ai eu peur de ne faire que ça. La peur de rester chez soi et de se perdre. Je savais qu’en écrivant des films, je sortirais de ma chambre. » L’écrit se noue à l’image sur le mode de la relation, qui devient elle-même le moteur du ressassement. Dans une conversation avec Godard, elle explique avoir fait face à un blocage dans son projet d’adaptation des deux romans de Stinger, Le Royaume et Le Domaine, la faute à une absence d’images documentant la période du récit (la fin du XIXe siècle et le début du XXe). Pour surmonter cette impasse, elle devra consulter directement des archives. Aux yeux d’Akerman, écrit et image s’articulent dans un double rapport : « il y a les images, puis on écrit sur ces images et après on les filme. » Celui-ci apparaît dans la matière même de ses textes, qui semblent d’abord décrire une image avec une précision parfois vertigineuse. L’exemple le plus emblématique est sans doute celui de Jeanne Dielman et l’extrême méticulosité de ses descriptions, qui évoquent celles de Georges Perec (notamment Les Choses et La Vie matérielle). Dans le scénario des Rendez-vous d’Anna, Akerman ne cesse d’inscrire le regard de l’observateur à travers des structures syntaxiques prohibées par les conventions scénaristiques (« on voit que », « si l’on observe attentivement », etc.).
L’image y apparaît déjà dans un face-à-face, qu’Akerman retranscrit par la suite au cinéma dans le choix de la frontalité de sa mise en scène. Cette distanciation relève pour elle d’une véritable éthique, formulée à de nombreuses reprises tout au long de sa vie, notamment dans un texte très court intitulé « Face à l’image », dans lequel elle rappelle le deuxième commandement divin, celui de l’interdit de la représentation et de l’idolâtrie des images. Tout son travail de cinéaste consistera dès lors à ménager un espace de liberté face à l’image, jouant une fonction semblable à l’espace blanc qui détache et entoure chaque lettre du texte : « La haute définition donne du trop à voir qui empêche de regarder. Pas de face-à-face libre. On est avalé par l’image. […] Un surplus de réel qui tente une fois de plus de transgresser l’interdit de la représentation. Pourtant, c’est sur cette haute définition qu’il me faudra travailler, la classer, laisser des blancs et faire apparaître l’illusion. » La frontalité de ses plans, accompagnée d’un travail sur la durée, exprime en ce sens une forme d’égard pour autrui, permettant d’accueillir une multiplicité de regards obliques, où chacun peut investir ce qu’il voit de sa propre sensibilité et de sa propre histoire — c’est la dimension hospitalière de son œuvre. Au fond, il s’agit de permettre aux spectateurs de ses films de ressasser eux-mêmes leurs images, de faire ressurgir un récit personnel à partir d’elles, comme le fait Akerman en écrivant.
Qui parle à travers moi ?
Ce rapport à l’autre est aussi au cœur de son travail de la langue, à partir duquel s’opère une ouverture de l’individu à la pluralité et au collectif. À propos de l’oralité et de la mauvaise syntaxe d’Une famille à Bruxelles, elle souligne : « Derrière cette langue, il y a les constructions polonaises, il y a les constructions yiddish, et je ne l’ai pas fait exprès. » En cela, le langage n’est jamais pour Akerman une « petite affaire privée » selon l’expression deleuzienne, mais est toujours hanté par une Histoire plus large. Elle analyse également la musicalité de ses textes, qui s’apparente à une sorte d’ânonnement lorsqu’elle les fait réciter par ses acteurs, en la renvoyant aux psalmodies qu’elle a entendues enfant sans les comprendre : « Ce qui m’intéresse dans les dialogues c’est que ça fasse bla, bla, bla à l’infini, que ça fasse rond avec un rythme. […] Peut-être comme une psalmodie sans que vraiment le sens des phrases compte. » Outre la culture juive, les philosophes et écrivains qui lui sont chers parlent aussi à travers elle (l’influence de Deleuze et de Levinas est manifeste dans ses considérations sur le nomadisme ou l’altérité). Sa langue est ainsi plurielle et hétérogène, pleine de greffes ; à de nombreuses reprises, elle n’hésite pas à casser ses phrases pour y incorporer des citations exogènes, comme si sa voix s’exprimait aussi à travers les mots de Jabbès (Du Moyen Orient), James Baldwin (Sud), Kafka (note d’intention des Rendez-vous d’Anna), Baudrillard ou Anna Akhmatova (D’Est), etc. De cette impureté de la langue découle la nature fragmentée de l’identité, ce qu’elle résume limpidement dans Le frigidaire est vide… : « Dans ce monde binaire. C’est toujours ça ou ça. J’aimerais tant parfois que cela soit, et ça, et ça, et ça. Enfin, tout ça pour dire que je suis quelqu’un de divisé, ou de tiraillé en au moins trois, cinq, ou sept. Et mon parcours est fait de toutes ces divisions, ces tensions, ça tiraille dans tous les sens. » Ressasser est dès lors également un moyen de redéfinir continuellement ses propres contours, de s’affirmer comme un individu résistant à toute assignation. Dans Chantal Akerman par Chantal Akerman, elle s’imagine comment un cinéaste pourrait la présenter en la réduisant à une série d’identités préétablies. Femme, Belge, juive, homosexuelle : autant de cloisons qu’elle récuse : « Bien sûr elle n’est pas contente quand on dit ça, cela l’enferme. Elle voudrait bien échapper à cette image. Elle se bat contre ça et contre elle-même. Souvent. C’est magnifique. Cette lutte. Échapper à la répétition. »