Un essai sensible et foisonnant sur La Région centrale de Michael Snow, publié dans la collection Côté Cinéma chez Yellow Now. L’ouvrage de Stefani de Loppinot, à travers l’œuvre de Snow et ce film étendard de l’artiste, interroge l’expérience de la vision sous toutes ses formes, et constitue une excellente lecture pour les néophytes en cinéma expérimental.
« Ce n’est qu’un œil, mais quel œil ! » (Degas à propos de Cézanne)
Commençons par une anecdote personnelle. Il y a quelques années, lors de la rétrospective Chantal Akerman au centre Georges Pompidou, le jeune cinéphile que nous étions alors prit prétexte pour rencontrer la cinéaste, après une projection de D’Est, de lui parler de Michael Snow. Il savait l’attachement et l’admiration qu’Akerman avait pour Snow, et pensant naïvement lui faire plaisir, évoqua alors un lien entre le cinéma de Snow et le film qu’il venait de voir. Mal lui en prit, Akerman lui répondant sèchement : « Mais Michael Snow construit des dispositifs machiniques, déshumanisés, mécaniques. Vous n’avez rien compris, les travellings de D’Est sont à l’opposé de tout cela ! »
C’est pourtant à rebours de cette idée que le livre de Stéfani de Loppinot s’inscrit. L’ouvrage débute par une introduction toute subjective : la re-vision par de Loppinot de La Région centrale. Le film d’alors ne marche pas, jusqu’à ce que l’auteur se rende compte que les bobines ne sont pas dans le bon ordre. Or ni le projectionniste ni Loppinot n’arrivent à le retrouver. Ironie géniale : le film, d’une durée de 3h, n’étant composé que de plans en mouvement d’un paysage désertique.
En réalité, le film de Snow est plus complexe que cette brève description le laisse penser. Il est basé sur un dispositif de tournage (une machine à bras articulés) grâce auquel la caméra effectue, durant plus de deux heures, un manège dans toutes les positions possibles (zoom compris), y compris à l’envers, cela sans bouger de son centre placé au milieu d’un désert québécois sans trace de présence humaine.
Tout le mérite de Stéfani de Loppinot est de montrer que le regard de la machine est tout sauf neutre et conceptuel. Comme elle le dit elle-même : « Michael Snow est tout sauf un post-moderne qui jouerait avec ironie de son outil. » Par son introduction, écrite à la première personne, elle désamorce immédiatement un présupposé du public sur le cinéma expérimental, souvent perçu comme froid (hermétique) et laissant le spectateur à l’extérieur (ce dernier n’ayant pas d’intrigue dans laquelle « rentrer »). En outre, pas de jargon ni d’effets de manche conceptuels. Simplicité du propos, une grande clarté pour un sujet et un cinéma a priori assez obscurs. Enfin, et ceci est à noter tant le fait est rare : l’auteur montre un réel enthousiasme à parler de l’œuvre, de telle manière qu’il devient rapidement communicatif.
La Région centrale est étudié sous le prisme de la subjectivité, et non du concept. En réalité, trois subjectivités : celle du créateur et ses influences, celle du spectateur et ses expériences, et le témoignage personnel de l’auteur. Le premier et le deuxième chapitre concernent Michael Snow et ses œuvres antérieures. L’auteur dresse une sorte de trajet psychique, non psychologisant, plutôt teinté d’anecdotes, de signes distinctifs. Il ne s’agit pas d’affirmer ici un « grand principe » de l’œuvre, ou une obsession particulière, mais de montrer au contraire une pluralité d’inspirations. À la fois insaisissables et drôles, celles-ci sont placées sous le signe du jeu. Au contraire d’un « sérieux » attendu dans un cinéma expérimental, et dans la lignée d’un Duchamp (leur rencontre ratée et très drôle est racontée en épilogue), Snow distille un humour discret, parfois pince sans rire et souvent absurde, que l’auteur ne manque pas de mettre en avant.
Mais le nerf de l’ouvrage est de questionner, avec les films de Snow et La Région centrale comme aboutissement, l’expérience de la vision. Une nouvelle vision à la fois manipulée par l’image, mais aussi pleine d’influences inconscientes. Ainsi, l’auteur retrace au long du chapitre trois l’aventure de la conquête spatiale, contemporaine de La Région centrale (qui date de 1970), qui eut une forte influence sur les artistes visuels (mais aussi les écrivains) de l’époque. Ce chapitre est passionnant car il étudie précisément les phénomènes de représentation du premier pas sur la lune (techniques et esthétiques), et comment ceux-ci prirent vite le pas, médiatiquement, sur le but scientifique de départ. Les comparaisons des images de la conquête spatiales avec les films de Snow et ceux d’autres cinéastes expérimentaux mettent en relief les tours de passe-passe entre représentations grand public et détournement artistiques, expériences scientifiques lunaires et œuvres expérimentales, d’une autre scientificité, non moins négligeable.
Le dernier chapitre, extrêmement bien documenté, présente tout le travail de préparation et le récit du tournage de La Région centrale. On s’aperçoit alors qu’une longue séquence de début, scénarisée, comprenant des éléments humains avait été tournée puis coupée au montage, afin de condenser le film sur la pure expérience d’un regard étrange.
Nous ne pouvons parler de toutes les idées du livre, foisonnantes dans un ouvrage pourtant assez court (une centaine de pages en petit format, illustré en couleurs). L’étude de Stéphanie de Loppinot, à notre sens, tranche dans le paysage des écrits critiques sur les films. À la fois sérieusement documenté et construit, abordable (par l’absence de jargon et la clarté des explications, ce qui n’empêche pas leur pertinence), il arrive surtout à faire partager son admiration. Ainsi, les thèmes de l’ouvrage sur l’expérience subjective arrivent à transparaitre dans le style, pourtant discret (l’auteur ne se met jamais en avant, elle se place plutôt en témoin réjoui). S’installe ainsi une forme de correspondance critique, qui, ajoutée à la somme des recherches sur le film, crée un mode d’étude du cinéma qui semble (à notre connaissance) assez unique, et dont la critique et l’université, parfois un peu ternes, pourraient s’inspirer.