Au cours d’un ambitieux travail d’enquête à la fois ample et synthétique, Pauline Escande-Gauquié dresse un état des lieux de la santé du cinéma français. Tout en assumant une certaine subjectivité, l’auteure démonte les lieux communs et se confronte à la réalité économique d’un système qui doit sa spécificité à une complexité unique en son genre. Pour tout apprenti réalisateur, producteur ou distributeur, voici un ouvrage auquel il faudra jeter plus qu’un coup d’œil attentif.
Des lieux communs sur le cinéma français et son exception culturelle, le public et les professionnels en sont régulièrement abreuvés, au point de nourrir toutes sortes de fantasmes contradictoires sur l’état de notre cinématographie nationale : sclérosée ou créative, fragile ou bien installée, etc. La prise de position et la publication récente d’un rapport du « Club des 13 » sur la pénurie grandissante d’un cinéma du milieu (ni blockbuster, ni cinéma d’auteur cantonné à une distribution confidentielle) ont justement permis de démontrer que les dissonances de discours étaient bien fondées : si le cinéma français dans son grand ensemble se porte bien sur le plan économique, de grandes inégalités (au niveau de la production et de la distribution) ne cessent de se creuser, au point de nous interroger sur la complexité d’un système de soutien censé préserver la place du cinéma français dans nos salles obscures.
Dans sa première partie, l’ouvrage de Pauline Escande-Gauquié revient sur les fondements historiques qui ont permis à notre cinéma de conserver une certaine puissance quand les autres cinématographies européennes ont vu leur production se réduire comme peau de chagrin : crainte de l’hégémonie culturelle croissante des États-Unis à la Libération, création d’un ministère de la Culture et d’une politique de soutien au cinéma français sous l’égide d’André Malraux, rupture amorcée par une nouvelle génération de cinéastes qui souhaitaient s’affranchir de la logique économique des studios, etc. Avec un esprit de synthèse qui évite le raccourci, l’auteure retrace les hauts et les bas d’une production qui, à compter des années 1960, a vu sa fréquentation en salles s’émietter et a dû constamment retrouver une stabilité financière en identifiant de nouveaux guichets pour soutenir la création (les aides automatiques, les aides sélectives, le financement par la télévision, etc.). Loin d’être alarmiste, ce bref panorama rappelle, qu’en dépit des ambivalences que le système français a générées, l’exception culturelle a su se maintenir et braver les tempêtes les plus effrayantes (rappelons qu’en 1994, la fréquentation annuelle culminait à 114 millions d’entrées alors qu’en 2011, malgré le téléchargement et le développement des nouveaux canaux de diffusion, la France enregistre 206 millions d’entrées, dépassant le dernier record de 1982).
Forte de ce constat, Pauline Escande-Gauquié n’en reste néanmoins pas à un optimisme béat mais, au contraire, rentre dans le vif de son sujet : si aujourd’hui, le cinéma français semble bien se porter, sa production obéit néanmoins à des règles complexes, obligeant les différents acteurs d’un projet (producteurs, réalisateurs, distributeurs) à nager constamment entre deux eaux : entre la recette d’un succès qu’on souhaite répéter et une politique des auteurs chère à la tradition française, tout l’enjeu reste de trouver un équilibre économique sans rien renier de la force créatrice de la cinématographie nationale. Et c’est là tout le sel de l’enquête : sans jamais poser de jugement sur la qualité de notre cinéma, l’ouvrage oppose néanmoins deux concepts typiquement de chez nous et a priori paradoxaux : l’objectif de rentabilité et la tentation du formatage qui en découle sont-ils vraiment compatibles avec cette exception culturelle dont la France se targue tant ? Entre approche économique et prise en compte d’une industrie qui, à la différence d’Hollywood, refuse de se qualifier explicitement comme telle, Le cinéma français crève l’écran se débarrasse d’un affect nostalgique pour identifier les forces et les faiblesses d’un système dont on peut encore tirer parti.
Multipliant les anecdotes qui ramènent le travail de Pauline Escande-Gauquié au périmètre de son champ d’investigation (ce qui nous évite ainsi les grandes généralités assommantes), l’ouvrage est un véritable « livre blanc » pour qui souhaiterait se lancer dans le cinéma. De l’écriture au financement du projet et, enfin, à sa mise en valeur sur le marché (marketing, distribution), l’auteure fait preuve d’une belle pédagogie pour cerner les différentes étapes qui permettront à un film de s’engager sur une voie plutôt qu’une autre. Démontrant qu’il n’existe aucune recette définitive, le livre fourmille de contre-exemples qui rappellent combien, en l’absence de vérités toutes faites, les intérêts ne cessent de diverger entre les différents intervenants d’un projet, au point de nuire au potentiel de celui-ci. Plus qu’une conclusion, Le cinéma français crève l’écran ressemble davantage à un manifeste qui ambitionnerait de sensibiliser chaque acteur de la création d’un film à la réalité (éthique, économique) à laquelle ses partenaires sont exposés. Pour que, en somme, le cinéma français prenne conscience de sa force économique tout en assumant ses marges qui ne cessent d’asseoir sa légitimité.