ADDOC (Association des cinéastes documentaristes) poursuit la publication thématique d’une matière collectée à l’occasion de rencontres, de projections suivies de débats ou de tables rondes.
Dans l’introduction de l’ouvrage, Pascale Krief définit le cinéma documentaire comme un « art qui prend du temps et qui doit prendre son temps ». Cette inscription dans la durée, l’insistance et la persévérance permettent de contrevenir à la prédation caractérisant la forme audiovisuelle du reportage : venir, prendre et repartir. Voilà qui est dit, il est toujours bon de le répéter, tant les malentendus pèsent encore et toujours sur le terme « documentaire ». Question cinématographique essentielle, le temps l’est peut être encore plus dans le cadre de la démarche documentaire qui, lorsqu’elle n’use pas de l’archive, prélève un présent non reproductible, fixé par l’image mais à jamais perdu. Pascale Krief cite avec justesse L’Image-Temps, Cinéma 2 de Gilles Deleuze en écho à ce paradoxe : « L’image, au cinéma, n’est jamais au présent […] C’est dans le temps que l’on s’enfonce […] non pas au gré d’une image-souvenir qui nous renverrait encore à un ancien présent, mais suivant une mémoire plus profonde, mémoire du monde explorant directement le temps, atteignant dans le passé ce qui se dérobe au souvenir.»
Les discussions et échanges émanent de programmations accueillies par deux salles parisiennes : le Reflet Médicis et Les Trois Luxembourg. Ceci concerne une quinzaine de films, parmi lesquels 17 ans de Didier Nion (ci-dessus), Promenade entre chien et loup d’Anja Unger, Vies d’Alain Cavalier, Berlin 10/90 de Robert Kramer, L’Affaire Valérie de François Caillat, Family Secret de Pola Rapaport, Une maison à Prague de Stan Neumann… Pour profiter à plein de l’ouvrage, la connaissance des films est un apport indéniable, mais l’excellent chapitrage offre un repérage aisé, tandis qu’à la fin du livre, un lexique thématique des débats permet de naviguer à encore mieux sa guise.
Tout film, de quelque nature, est constitué de couches de temps à géométrie variable, la maturation d’un projet, sa réalisation puis son montage, moment de reformulation et de création d’un temps et d’une temporalité autonomes – ceux des films et non du « réel ». Se posent évidemment des questions technologiques, le temps de la pellicule n’étant pas celui de la vidéo. À propos de celle-ci, Alain Cavalier note cet aspect libérateur dans sa démarche de cinéaste : « Le jour où la caméra a enregistré le son et l’image sur la même bande, et qu’on a pu le regarder immédiatement, j’ai su que c’était fait pour moi.»
Il est difficile ici de rendre compte ici de la richesse d’un ouvrage fonctionnant par associations et rebonds au cours d’un même débat ou entre eux. Il résulte une véritable complexité de la question d’un temps élastique que l’on malaxe comme une matière, que l’on contracte, dilate, expérimente. Que l’on s’approprie aussi ; Abraham Ségal à propos de Berlin 10/90 : « Robert Kramer transforme chaque élément de son histoire en Histoire. Il raconte son histoire à lui à lui, bien sûr, mais c’est aussi notre histoire qu’il raconte : une Histoire qui traverse le XXe siècle, et qui est à la fois personnelle et universelle.» Double temps, celui de l’individu et du collectif, dans un même film, intégrant une troisième instance : le spectateur.
Il est aussi pertinent de conclure par quatre contributions – autant de contrepoints plus ou moins directement liés aux débats – de Corinne Bopp, Stéphanie Katz, Benoît Turquery et Caroline Zéau. La première revient à la notion de spectateur et note que « Ce que le cinéma documentaire est le seul à pouvoir offrir à ses spectateurs, c’est le partage d’un présent. C’est dans ce présent, paradoxal car renouvelé à chaque vision du film, que le réel s’inscrit le plus fortement, le plus indiscutablement.» On pourrait ajouter, dans certains cas, autre paradoxe, le plus durablement.