Le cinéma français ne fait pas de fantastique, c’est connu. Ou, quand il en fait, il le rate. Désavoué, certes rarement, mais régulièrement, par les faits, ce lieu commun a la vie dure – comme persiste la légende des Yeux sans visage de Georges Franju en tant que référence unique du cinéma d’épouvante français. Une légende qui, quant à elle, est pleinement justifiée. Réalisatrice et enseignante, Pascale Risterucci livre, avec son analyse du film chez Yellow Now, une vision intéressante, et personnelle.
Hypnotique révélation, dans le premier chapitre de l’analyse par Pascale Risterucci des Yeux sans visage : Franju n’aurait accepté – et encore, que de mauvaise grâce – l’étiquette de « film d’épouvante » pour son film que si cette « épouvante » était celle, littérale, des spectateurs terrorisés par L’Arrivée d’un train en gare de la Ciotat. Les Nuits rouges, La Tête contre les murs ou surtout Le Sang des bêtes donnent déjà à comprendre la terreur ressentie recherchée par Franju, une terreur sans affect, viscérale, primale, le lien direct de l’image à l’émotion, « l’émotion esthétique ».
Lorsque l’artisan de cette épouvante choisit de s’exprimer via la fiction pure, et le film de genre – les producteurs des Yeux sans visage voulaient un giallo – c’est la question formelle qui est posée. Dans un premier chapitre tout à fait passionnant et bien documenté, Pascale Risterucci replace le film dans son époque, dans le flot culturel. L’onde de choc ressentie à l’époque par la critique trouve son écho dans la réputation sulfureuse, dans la fascination exercée aujourd’hui par le film. L’auteur replace le film dans le mouvement auquel il est profondément lié : le surréalisme.
La porte entrouverte par Pascale Risterucci sur le surréalisme des Yeux sans visage restera ainsi – comme une promesse ensorcelante dont on ignore la suite, comme le dessin des contours d’un poème polymorphe. Car, analyser, c’est choisir d’ouvrir certaines portes, au détriment d’autres. Celles ouvertes par l’auteur sont agencées avec application, présentant une thèse argumentée qui veut souligner la science de la composition, la maîtrise de son cadre, de son arrière-plan par Georges Franju. Cette thèse, déclinée sur la majeure partie de l’ouvrage, offre des pistes de réflexion fascinantes sur le film en tant qu’œuvre formelle, isolée du reste de la filmographie de son auteur. Les propositions de Pascale Risterucci, aussi enthousiasmantes que parfois excessives, brillent surtout lorsqu’elles maintiennent ouvert le champ des possibles. « (…) Edna sans visage prend corps lors de sa fuite, et vient nous rappeler le corps de Simone “nue sous un manteau d’homme”. Cependant Paulette se révèlera habillée sous ses draps opératoires. Pourquoi la première a‑t-elle été retrouvée nue ? À quoi joue-t-on avec les corps ? » Ainsi, ce passage, relatif aux différentes victimes, laisse en suspens son interrogation, ouvre des pistes interprétatives fascinantes… et libres !
Pascale Risterucci s’est forgé des clés pour appréhender Les Yeux sans visage : à nous lecteurs, maintenant, de les saisir pour en faire notre usage, pour contempler à nouveau le miroir noir tendu par Georges Franju.