Après avoir traduit et publié quelques textes de Monteiro dans la revue La Barque, les éditions du même nom proposent un magnifique recueil de texte du cinéaste portugais João César Monteiro, dont l’excellente traduction révèle, au-delà du cinéaste patient et exalté encore trop méconnu, un véritable poète.
« N’ai-je pas la trivialité recherchée d’une écriture d’employé de bureau, un style à revers, enchevêtré ? J’hésite. Ma vie contient aussi l’histoire d’une hésitation » écrit Monteiro dans sa Semaine dans une autre ville (p.27) (à savoir Paris), relatant sous forme de journal son errance entre deux projets : celui, avorté, de son adaptation de La Philosophie dans le boudoir, et l’adaptation réalisée du Blanche Neige de Robert Walser, qui en sera la véritable continuité aveugle.
Le recueil insiste particulièrement sur cet épisode de l’adaptation sadienne (dont Semaine dans une autre ville semble constituer une sorte de prologue), deux chapitres étant réserves à la note d’intention du film, quelques lettres et un rapport (« confidentiel ») de préparation du tournage. Nullement étonnant, car ce « ratage » sadien aura constitué un pivot dans la filmographie du cinéaste, basculement stylistique et questionnement abyssal sur la représentation, et les films ultérieurs (Blanche Neige et Va et Vient, en 2000 et 2002) rendront compte chacun à leur manière d’une dislocation ouvrant les films à un ensemble de lignes de fuites qui, pour tenir leur cap, n’en restent pas moins impétueuses.
Très finement construit, le recueil propose aussi un ensemble de lettres (d’amour), quelques critiques de cinéma, un long entretien, deux textes hommages et une belle postface de l’éditeur, Olivier Gallon. Et constitue une vraie découverte : une écriture poétique insoupçonnable à la vision des films. Non qu’elle n’ait pas quelques points d’accord avec le mélange de délicatesse (si chère à Sade) et d’inconvenance propre à son cinéma ; mais le style de Monteiro comprend à la fois plus de fulgurances et plus de précisions, comme si les feux qui l’animaient étaient ramassés en bloc, sans cette latence si nécessaire à la contemplation du réel.
Autres temps, même mœurs : Monteiro aura toujours oscillé entre la pose (faussement) modeste d’un employé tatillon soucieux d’ordre (rappelons-nous son rôle dans La Comédie de Dieu) et celle, fluide, plus pernicieuse et savante d’un esthète de l’hubris : musique de la mesure et de la démesure. Dans les textes, c’est un ensemble d’affirmations courtoises et soucieuses, de notes à la fois profondément intimes et passionnelles (les Lettres à Belisa) mais aussi tenues au niveau du discours : comme si Monteiro ne s’adressait jamais à lui-même, mais envisageait tout écrit comme discours, manifeste.
L’écriture comme hors-champ de l’image
Malgré leur grande composante matérielle (chaque texte comme journal : Monteiro décrit minutieusement ses activités présentes, les pièces qu’il trouve par hasard à Paris, par exemple, ou ses démêlés avec les institutions cinématographiques), les écrits ne sont pas imagés, ou descriptifs : plutôt fragmentaires, ils restent cisaillés par des points de désir qu’il faut suivre (parfois de manière très rapide) comme autant de punctum. L’écriture se fait le relais direct du désir (sexuel et intellectuel), d’où sa vivacité : c’est bien la création qui est à l’œuvre, nourrie d’une « culture » (prodigieuse) et mise en branle (avec tous les jeux de mots possibles) par un omnipotent désir.
Monteiro a toujours voulu réaliser des films, arrêta assez vite d’écrire de la critique (mais jamais de lire), et considéra toujours l’écriture en deçà, inférieure à son désir de film. Ces textes, malgré leur valeur propre et l’écart déjà noté avec son cinéma, on sent qu’ils sont nécessaires, qu’ils servent de création transitoire. D’un domaine réservé, l’écriture se fait la mise au clair de ce qui doit par la suite s’incarner (dans la vie, dans les films : dans le réel). C’est là le véritable lien entre la création textuelle et cinématographique de Monteiro, ces deux domaines séparés : ce passage entre réflexions et actions. Si l’art de Monteiro est celui de la capture, l’écriture et le cinéma constituent chacun un monde séparé qu’il s’agit de peupler.
« Le cinéma est un monde qui est dépeuplé et nous, nous rêvons d’être les habitants de ce monde » dit Monteiro à José Rodigues da Silva (entretien à propos du Dernier Plongeon, 1992, p.134). La littérature, qu’elle soit écrite par lui-même ou par d’autres, constitue chez Monteiro un lien platonique vers le monde des idées. D’où les difficultés de l’adaptation (Sade ou Walser), dont l’incarnation ne peut être décalquée directement. Il y a toujours une sorte de disjonction, une conciliation contrariée, qui prouve qu’on peut être à la fois poète et cinéaste en restant pleinement l’un et l’autre. Ce beau recueil en est la preuve, et la prochaine rétrospective du cinéaste à la Cinémathèque française (en décembre prochain) en constituera l’autre. Les deux permettront d’apprécier au mieux cette variation, cette rythmique du sensible et de la pensée à l’œuvre, dont Monteiro s’est fait à la fois le chorégraphe et le danseur.