Au-delà des passionnantes questions politiques qu’elle soulève (une parmi d’autres : le Parti démocrate est-il en train, sous l’impulsion de Bernie Sanders, d’entreprendre une véritable mue idéologique ?), la Primaire présidentielle démocrate, à l’issue de laquelle sera désigné l’adversaire de Donald Trump le 3 novembre prochain, constitue la plus prometteuse fiction américaine de ce début d’année. Fiction, car une campagne se fonde par essence sur l’élaboration d’un récit que chaque candidat tente d’imposer. C’est paradoxalement l’une des plus mauvaises « narratrices » de la vie politique américaine (en cela qu’elle a échoué deux fois à galvaniser son audience) qui l’a démontré : preuve s’il en est que ces primaires sont du cinéma, Hillary Clinton vient de faire son retour sur le devant de la scène au Festival de Sundance, pour y promouvoir un documentaire-fleuve consacré à sa carrière. Entre deux piques acrimonieuses contre son ex-rival Sanders, qu’elle tient toujours partiellement responsable (avec les Russes) de son échec face à Trump, Clinton aura eu le mérite de pointer, dans une interview donnée au Hollywood Reporter, l’une des faiblesses de son camp. « Comment la gauche peut-elle combattre Fox News ? », lui demande-t-on. Et elle de répondre qu’il s’agit du coeur du problème, que les soutiens du Parti républicain sont devenus les maîtres du storytelling en « achetant des stations de TV, des radios locales, en relayant leur propagande par l’entremise de gazettes locales », contrairement aux Démocrates, qui ont négligé leur implantation dans les districts ruraux. S’il vise juste, le constat omet pourtant l’un des faits majeurs de la campagne, déjà riche en rebondissements (le retour en grâce de Sanders, donné perdant après sa crise cardiaque en octobre dernier), en surprises (la résilience de Biden malgré ses gaffes répétées) et en polémiques (dernière en date : le fiasco du caucus de l’Iowa) : la candidature de Michael Bloomberg. Ancien maire de New York, quatorzième fortune mondiale et propriétaire d’une agence de presse ainsi que d’une chaîne de télévision, ce challenger de dernière minute dans une primaire déjà riche en candidatures centristes mène parallèlement sa propre campagne, fondée sur l’achat massif de plages publicitaires coûteuses. Si son pari peut paraître hasardeux (il fait l’impasse sur les premiers états et mise sur un effondrement de Biden, toujours en tête des sondages nationaux), sa stratégie est claire : faire la différence en misant tout sur la guerre des images que se livreront immanquablement Trump et son adversaire désigné.
Or, à en juger par le Super Bowl du dimanche 2 février, dont les publicités ont été vues par plus de 100 millions de téléspectateurs, force est de reconnaître que la balle se trouve à nouveau dans le camp de Trump, qui n’a pas hésité à se faire passer pour un réformateur de la justice pénale, là où Bloomberg s’en est tenu à ce qu’on attendait de lui, se posant en chantre vertueux de la lutte contre la prolifération des armes à feu. Leurs spots respectifs – qui ont coûté chacun la bagatelle de 10 à 11 millions de dollars –, présentaient tous deux la trajectoire d’une Africaine-Américaine, l’une graciée par Trump, l’autre ayant perdu son fils footballeur sous les balles. Ravir à la gauche ses idées et son électorat (en l’occurrence les minorités), voilà la dernière tactique en date d’un Président qui semble mieux tirer parti des moyens mis à sa disposition par ses bailleurs de fonds que le magnat des médias Bloomberg, pourtant à la tête d’un véritable empire. Face à Fox News, qui veille telle une vigie sur les foyers de la Middle America, Bloomberg TV apparaît toujours comme le bras promotionnel des élites financières et économiques côtières que les swing states ont désavouées en 2016.
La récente modification des critères d’éligibilité aux débats télévisés confirme que la conquête des images sera d’abord financière : le DNC (le Comité National Démocrate) a en effet décidé d’abroger la règle stipulant que chaque candidat doit justifier d’un seuil minimum de petites donations individuelles. Un changement de cap qui devrait permettre à Bloomberg, dont la candidature est autofinancée, de pouvoir participer aux joutes télévisées organisées en amont de la primaire du Nevada. Enfin, à l’autre bout du spectre du parti, « the grassroots campaign » (terme difficile à traduire en français, mais qui correspond à l’idée d’un « mouvement partant de la base ») de Bernie Sanders s’est appuyée sur deux ambassadeurs médiatiques de premier plan. Tout d’abord, l’incontournable Alexandria Ocasio-Cortez, dont la propre trajectoire relève d’un storytelling typiquement américain, comparable à l’ascension d’Obama, et ensuite, plus étonnamment, Michael Moore, cinéaste médiocre mais orateur énergique. Le futur candidat démocrate ne sera ainsi pas seulement investi sur la foi de son projet politique ou de sa capacité à rivaliser avec Trump, mais aussi pour son habileté à imposer sa dynamique au scénario collectif en train de s’écrire.