Dans l’ombre de ChatGPT, un autre phénomène viral lié au développement et à la démocratisation de l’intelligence artificielle s’est fait connaître ces dernières semaines : Nothing, forever, pastiche de la sitcom Seinfeld qui a vu le jour le 15 décembre dernier. Avant d’être suspendue début février, la série proposait une génération continue et semi-automatisée de brèves pastilles humoristiques inspirées de la série culte de Larry David et Jerry Seinfeld. Le principe ? Une poignée de décors (un appartement, une façade d’immeuble, un comedy club) et de personnages (les quatre protagonistes du show y sont rebaptisés Larry, Yvonne, Fred et Zoltan) sont modélisés en amont par les deux créateurs du projet, Skyler Hartle et Brian Habersberger. Mais c’est à une IA qu’ils laissent le soin de générer les scènes, les dialogues et les voix des protagonistes. Les déplacements de ces derniers, en plus des angles de caméra et du timing des rires en boîte, sont ensuite déterminés par un système d’assemblage sur le moteur de jeu vidéo Unity. Dans sa forme finale, la série est enfin diffusée en direct sur Twitch, plateforme particulièrement propice au genre de la sitcom, peinture de nos petits tracas quotidiens et véritable miroir tendu à l’absurdité de nos existences d’homo spectator.
Ouvrant des perspectives assez vertigineuses à l’échelle de la création audiovisuelle (des milliers d’internautes ont suivi, pendant plusieurs semaines, une série écrite et réalisée par un algorithme), le résultat s’est avéré aussi prodigieux qu’erratique. « All right, I’m on it ! » déclarait par exemple l’un des personnages de la série alors que son avatar n’arrivait pas à s’extirper du canapé sur lequel il s’était assis à l’envers, les jambes levées en direction du plafond. Plus tard, un plan fixe de l’appartement vide occupait, sans raison apparente, un segment entier de ce tv show robotisé qui prenait tout à coup les atours d’une méditation existentielle. Au fil des épisodes, le bourdonnement incessant du micro-ondes, sorte de rappel de la nature machinique du dispositif, est de son côté devenu un hymne répété en chœur sur le chat (« mmmmmmmmmm »). Tout en déroulant son programme attendu, entre des dialogues anodins sur l’ouverture d’un nouveau restaurant et les sketches de stand-up menés par Jerry en guise de générique, la série a surtout fait l’étalage de ses graphismes bigarrés, de ses divers bugs et de ses rires enregistrés toujours légèrement à côté de la plaque, produisant des passages involontairement expérimentaux. L’expérience est en réalité prodigieuse car erratique : ce qu’il y a de plus drôle dans Nothing, forever tient moins à l’écriture de la série qu’aux atermoiements d’une machine en train d’essayer laborieusement d’être comique, sans y parvenir autrement qu’en révélant sa propre étrangeté, son uncanniness – bref sa non-humanité. Lors d’un dénouement tragi-comique, la série a de cette manière subi le courroux d’un autre algorithme, celui de Twitch. Le 6 février, l’IA textuelle en charge d’écrire les dialogues amène Larry, au micro de son comedy club, à délivrer une suite de répliques transphobes et homophobes, dans une sorte de sketch kamikaze empreint d’une troublante lucidité quant à l’outrance des propos tenus : « I’m thinking about doing a bit about how being transgender is actually a mental illness. Or how all liberals are secretly gay and want to impose their will on everyone. Or something about how transgender people are ruining the fabric of society. But no one is laughing, so I’m going to stop. Thanks for coming out tonight. See you next time. »
Machine débranchée par une autre machine, la série s’interrompit alors sur ces mots, prononcés par Larry à la suite de son dérapage algorithmique : « Where’d everybody go ? » Soudain, l’intelligence artificielle semblait prendre conscience de son isolement : dans les travées du comedy club, il n’y avait, depuis le début, rien ni personne. Nothing, forever.