À l’occasion de la reprise en salles du méconnu mais excellent Despair de R.W. Fassbinder, nous avons rencontré l’actrice française Andréa Ferréol, dont la présence énigmatique parcourt cette œuvre empreinte d’une inquiétante étrangeté. Elle a répondu généreusement à nos questions.
Avant de devenir une figure familière du cinéma des années 1970, vous avez débuté votre carrière au théâtre : pourquoi et comment avez-vous sauté le pas ?
Quand on est jeune comédien, on commence au théâtre. Et quand un jour, tu as la possibilité de tomber sur Marco Ferreri qui te propose un rôle avec quatre acteurs géniaux, tu fais le film sans savoir encore que cela va avoir d’énormes conséquences sur ta vie. Les portes du cinéma européen se sont ouvertes à moi. Et je ne peux que le remercier de m’avoir offert cette opportunité.
Dans les années 1970, vous tournez avec des réalisateurs français mais aussi européens (Fassbinder, Ferreri, Greenaway, Schlöndorff, Scola, etc.). La plupart d’entre eux a créé la polémique : qu’est-ce qui vous a poussée à vivre ces expériences ?
Lorsque j’ai tourné La Grande Bouffe, je n’imaginais pas la portée qu’aurait le film. Le lendemain de la fin du tournage, j’étais allée retrouver Robert Hossein au théâtre de Reims pour répéter Roméo et Juliette où je jouais la nourrice. J’avais un mois de répétitions en retard, ce qui était mal vu par l’équipe. Lors du filage devant les photographes, l’un d’entre eux passait son temps à me photographier. Il s’est justifié en disant que j’avais un film à Cannes et qu’on allait en entendre parler. Ce fut le scandale que tout le monde connut.
En 1978, vous collaborez avec Fassbinder sur Despair : quel regard portiez-vous à l’époque sur ce réalisateur très prolifique ?
Je ne connaissais pas ses films à l’exception de Tous les autres s’appellent Ali. Je n’imaginais absolument pas travailler avec lui. Il est venu dîner chez moi, il n’a pas ouvert la bouche. Huit jours plus tard, on m’a appelée pour me demander de tourner dans son film. J’ai prétendu parler anglais, ce qui n’était pas vrai. J’ai donc pris des cours de manière intensive. Je n’avais pas imaginé ce tournant une seule seconde, moi qui avait tant tourné en Italie où je passais habituellement six mois par an. À partir de Despair, j’ai pas mal travaillé en Allemagne où j’étais plutôt connue.
Dans le film, vous offrez une prestation très physique, sculpturale : comment perceviez-vous le rapport du cinéaste à la chair ?
Lorsque j’ai accepté le scénario, j’avais pleinement conscience que dans bon nombre de mes scènes, j’apparaîtrais nue. Le film propose tellement de jeux en miroir, lorsque le couple s’embrasse et donne en même temps le sentiment de ne pas pouvoir se toucher, qu’il me semblait évident de jouer sur ce qui nous séparait : d’un côté, la folie de l’homme, de l’autre, la manière dont cette femme jouait de son corps, comme si elle incarnait un tableau vivant. On perçoit une attirance entre eux deux mais on ne les voit jamais faire l’amour. C’est là toute l’ambivalence.
Vous et Bogarde jouez sur deux registres différents : comment s’est passée la direction d’acteurs ?
On sent bien que cette femme est coupée des réalités. Elle ne sait pas faire le ménage, laver une assiette ; elle est évanescente, ne pense qu’à l’amour et au sexe. J’avais particulièrement travaillé mon rôle et la langue parce que j’avais des difficultés de prononciation. J’étais donc prête à suivre toutes les instructions de Fassbinder. Pour m’aider, Dirk Bogarde conversait avec moi au dîner pour me faire progresser en anglais. Les intonations peuvent être tellement différentes dans cette langue.
J’ai aussi pris un coach pour apprendre à bouger comme Lydia. Dans certaines scènes, mon corps s’enroule ; je n’ai rien improvisé, je l’ai longuement travaillé. Ensuite, je le proposais à Fassbinder qui était très content et ne me contredisait jamais. À la fin du film, lorsque Lydia perd son mari, je suis toute débraillée. Le réalisateur insistait pour qu’il y ait toujours plus de folie dans mon jeu. Il m’a aidée à faire exploser ce personnage que j’avais longuement travaillé.
La mise en scène, très baroque, revendique l’influence du théâtre : comment cela a‑t-il joué dans votre manière d’appréhender le rôle ?
Lorsqu’il y avait des plans-séquences, on le répétait pendant une journée entière. Nous étions tous habillés, coiffés. Il fallait que la mise en place soit parfaite. Le lendemain, on répétait de nouveau puis on tournait jusqu’à ce que la scène soit parfaite. C’était comme au théâtre : chacun avait son texte et on devait s’accorder parfaitement pour que la caméra puisse bouger comme prévu dans le scénario.
Trente-quatre ans après sa sortie, quel regard portez-vous aujourd’hui sur Despair et plus généralement sur l’œuvre complète de Fassbinder ?
Lorsque j’ai revu le film à Cannes en 2011, je l’ai redécouvert avec beaucoup d’intérêt. La lumière de Michael Ballhaus est absolument magnifique, tout comme la musique de Peer Raben. Les costumes et les décors sont d’une inventivité folle. Chaque technicien a contribué à la beauté plastique de Despair. Carlotta Films fait un travail remarquable sur la restauration des films et je ne peux que les féliciter de redistribuer celui-ci.
Pour le reste, j’aurais adoré jouer Veronika Voss dans Le Secret de… mais il ne m’a pas choisie. On peut rester tout simplement l’actrice d’un seul film. Ce fut pareil avec Marco Ferreri qui m’avait dit cette chose étrange : « tu es une conne, tu n’as rien compris. Je t’ai créée grosse et tu as maigri ». Je comprenais ce qu’il disait mais je restais une jeune femme soucieuse de ne pas m’enfermer dans ce rôle. Il m’a fallu quatre ans pour perdre vingt kilos. Les films qui ont suivi La Grande Bouffe continuaient d’en porter la marque. Mais je crois que Marco Ferreri était un peu triste d’avoir créé une figure qui lui a finalement échappé.
Vous avez traversé quatre décennies de cinéma : quels sont les réalisateurs qui vous passionnent aujourd’hui ?
Je souhaiterais tourner avec la nouvelle génération. Je tourne beaucoup de courts-métrages avec des auteurs de vingt-cinq ou trente ans. C’est important pour ces nouveaux venus que des acteurs ayant un nom s’associent à leurs projets. C’est de cette manière que des financements sont trouvés.
Avez-vous déjà eu envie de passer derrière la caméra ?
Il m’est arrivé d’imaginer que je pourrais aussi mettre en scène mais je préfère écrire. Je ne suis pas à l’aise avec le fait de diriger les autres artistes. Je préfère qu’un réalisateur me dise quoi faire, me donne des pistes pour apprivoiser un personnage. Je n’aime pas quand on me le montre. Cela ouvre des portes pour l’interprète, ensuite.
Depuis quelques années, vous privilégiez le théâtre au cinéma (notamment dans l’excellent RER de Jean-Marie Besset l’année dernière) : est-ce un retour à vos premières amours ?
Je ne privilégie pas spécialement le théâtre mais on ne me fait plus de proposition au cinéma. Aujourd’hui, j’ai soixante-cinq ans et ce n’est pas simple. Je suis trop vieille pour jouer les mères, pas assez pour jouer les grands-mères. Il faut vieillir mais je tiens à faire des choses qui me passionnent. Il y a des cycles, des âges et des carrières qui reprennent. En attendant, le théâtre permet de se reconstruire. Dans RER, j’ai dû accomplir un travail énorme : j’avais commencé les représentations en Province avec un fort accent du Midi, mais il a fallu que je le perde lors de notre passage à la Cartoucherie. Ce fut un véritable défi pour moi de reprendre entièrement le rôle en cours de tournée.
À la fin d’un tournage, vous est-il arrivé de vous dire que vous n’aviez pas réussi à vous approprier totalement le rôle ?
Oui, cela m’est arrivé, notamment lorsque j’ai tourné avec Peter Greenaway dans Zoo. Il n’y connaissait rien aux acteurs, ne comprenait pas leurs besoins. Les frères Deacon, avec qui je tournais, ne cessaient de lui poser des questions sur leurs personnages respectifs. Comme il ne répondait rien, j’ai compris que cela lui posait problème. Je leur ai donc proposé qu’on en discute tous les trois, entre acteurs, pour mieux s’approprier nos rôles. Du coup, on s’était mis à proposer des choses et Greenaway était content, il applaudissait. Il était un peu comme Fassbinder : un enfant derrière la caméra.