Avant d’être nommée à la tête du festival Entrevues de Belfort en mars 2019, Elsa Charbit a travaillé à la Société des réalisateurs de films (SRF), à la Cinémathèque française puis au festival de cinéma de Brive, qu’elle a dirigé pendant cinq ans. Elle revient sur ses choix de programmation à l’occasion de sa première édition à Belfort.
Brive est un festival de moyens métrages. En quoi le passage à un festival accueillant tous les formats a t-il changé votre manière de sélectionner les films ?
J’ai conservé le même comité de sélection, composé de Samuel Petit, Eva Markovits et Valentin Buchens, auquel s’est ajouté le regard aiguisé de Frank Beauvais. Notre compréhension des uns et des autres nous permet de savoir repérer les films qui sont de véritables gestes de mise en scène, quels que soient nos goûts personnels. Brive est un festival à échelle humaine : le nombre de films reçus (environ 450 moyens métrages par an) nous permettait de regarder tous les films en entier. Peu de comités de sélection peuvent en dire autant. À Belfort, nous avons dû y renoncer tant le nombre de films inscrits (2500 cette année) est disproportionné par rapport au nombre de sélectionneurs. Le passage au long métrage a également introduit un changement d’interlocuteur : le dialogue ne se fait plus avec les producteurs ou les réalisateurs, mais avec les distributeurs. Brive avait été créé pour accueillir un cinéma qui manquait de diffusion, des films un peu bâtards dont personne ne voulait, alors qu’ici on se retrouve en concurrence avec une myriade d’autres manifestations. C’est une position moins confortable mais qui est toutefois synonyme d’une ouverture passionnante pour notre équipe, nous permettant de ne plus être contraints par un format, tout en restant dans la démarche d’accompagner et de défendre l’émergence de nouveaux auteurs avec la mise en lumière de leurs premières œuvres. L’ouverture de Brive à l’international était fragile car, en dehors de la France, peu de pays produisent ce format. À Entrevues, les films viennent d’absolument partout : c’est presque plus difficile de trouver des films français qui ne se réservent pas déjà pour des grands festivals ou qui n’ont pas encore été repérés par des distributeurs.
Pourquoi avez-vous choisi de ne plus programmer de séances rassemblant court et long métrage en compétition ?
La programmation de courts en avant-programme de longs métrages évitait la compilation de courts métrages, où l’œuvre a tendance à disparaître derrière le geste de programmation. Ces séances fleuves, souvent très longues, empêchaient cependant de voir la compétition de manière fluide et resserrée. Les programmateurs ont souvent peur du vide et pensent que la richesse d’une programmation dépend du nombre de films accumulés. Nous avons choisi de présenter chaque long métrage séparément et de faire des programmes de courts métrages très brefs afin de ne pas épuiser le spectateur et de favoriser les moments de débats. Donner la parole aux jeunes auteurs, aborder leur travail avec le même sérieux que pour des films confirmés, est pour moi une mission essentielle d’un festival. Nous avons également remplacé les catalogues payants, donnés à quelques invités du festival, par un programme gratuit, distribué à tout le monde. Les dates historiques du festival ont été modifiées de façon à privilégier la compétition, qui doit être le cœur battant du festival. Des séances ont également été ajoutées le matin pour répondre à une demande des habitants de Belfort. Le plus difficile dans la programmation est d’arriver à satisfaire des spectateurs très cinéphiles sans perdre le public local. J’espère être arrivée à atteindre cet équilibre. Le festival a en tout cas atteint un record de fréquentation cette année, avec plus de 23 000 spectateurs.
Une autre nouveauté est la création des « Petites Entrevues », une journée supplémentaire dédiée aux enfants le dimanche qui précède l’ouverture du festival. Dans quelle mesure cette ajout vise-t-il à inclure davantage le public belfortain et à affirmer la mission d’éducation à l’image d’un festival ?
Nous avons envisagé différemment Entrevues junior en reportant certaines séances qui avaient lieu pendant le festival sur une journée spécifique. Cela a été un grand succès, qui nous a permis de commencer le festival dans le rire et la douceur. J’espère que ce moment va devenir un rendez-vous annuel pour le public belfortain. Nous avons également ouvert le festival à une tranche d’âge plus difficile, les préadolescents, en programmant Les Goonies de Richard Donner. L’éducation à l’image est une priorité du festival. Cette année nous avons eu la chance immense de tomber sur Cléo de 5 à 7 d’Agnès Varda pour Premières épreuves (programmation articulée autour du film au programme du Baccalauréat option cinéma-audiovisuel, ndlr). Nous avons sensibilisé les lycéens à la fabrication des films à travers une exposition regroupant des carnets de notes d’Agnès Varda, des photos de tournage et des affiches étrangères du film. Le film était également accompagné de deux conférences : l’une de Cecilia Rose et Julia Fabry, proches collaboratrices de la cinéaste, et l’autre de Charles Herby-Funfschilling, en stage à Belfort cette année. C’était une manière pour moi de briser la frontière habituelle entre élèves et « spécialistes ». La programmation a beaucoup plu aux lycéens et à leurs professeurs, qui ont également apprécié d’être mélangés au reste du public. Pour nous c’est une chance d’avoir un public aussi jeune, qui représente près de la moitié de la fréquentation du festival.
On remarque de nombreux échos entre les films de la compétition et ceux du hors-compétition. Comment travaillez-vous avec Anna Tarassachvili, adjointe à la direction artistique, pour arriver à bâtir une programmation à la fois diverse et cohérente ?
Nous faisons un travail de visionnage colossal et tâchons de représenter au mieux l’histoire du cinéma et les différentes zones géographiques. J’ai l’impression que la programmation s’équilibrait plutôt bien cette année. Frank Beauvais s’intéresse depuis longtemps au cinéma est-allemand et les trente ans de la chute du mur de Berlin nous sont apparus comme une belle occasion de faire cette rétrospective. La transversale sur la chasse à l’homme rejoint une certaine culture de la programmation à Belfort, qui possède des accents politiques sans être frontale. Elle fait également écho à notre société contemporaine qui persécute et rejette des individus de la communauté. C’est un sujet profondément lié au cinéma de genre, qui fait aussi partie de l’identité du festival. Quant au focus sur l’Algérie, il s’agit d’un souhait de longue date : c’est pour moi l’un des pays les plus passionnants du cinéma contemporain. Certaines de ses figures de proue, comme Tariq Teguia ou Hassen Ferhani (Prix Camira et Prix du public long métrage 2015 à Entrevues pour Dans ma tête un rond-point, ndlr) ont en outre un lien très fort avec le festival. Le fait que deux longs métrages de la compétition sur douze soient algériens n’est pas un hasard : cela témoigne d’un moment de dynamisme incroyable. En créant ce panorama, je souhaitais que les écritures contemporaines puissent aussi être interrogées hors compétition, ne plus distinguer l’histoire du cinéma avec un grand H d’un côté et la compétition de l’autre.
Près de la moitié des films de la compétition ne sont pas des fictions. À quel point cela figure-t-il un désir de mettre en lumière des formes cinématographiques encore peu diffusées en salles ?
À Brive, les films hybrides ou de recherche nous semblaient déjà des choix plus évidents. Aujourd’hui, il est devenu difficile de trouver des œuvres de fictions vraiment fortes et libres tant la production est verrouillée. Il s’agit d’une industrie très normative, qui passe à côté de projets passionnants à force d’être focalisée sur l’écriture et la psychologie des personnages, qui ne sont pas des questions profondément cinématographiques. L’histoire du cinéma regorge de réalisateurs qu’on aurait jamais aidés si on avait attendu un scénario qui tienne la route. Brive en a révélé plus d’un, qu’il s’agisse de Claude Schmitz ou d’Emmanuel Marre. Le court et le moyen métrage sont les derniers endroits où l’on trouve encore autant d’expérimentation, parce qu’ils échappent aux contraintes économiques du long métrage. Parmi les courts métrages, il y a beaucoup de films que nous avons appelés « essais » car ils témoignaient d’une réelle réflexion sur le monde. L’idéal serait de ne plus faire ces distinctions, mais le public semble encore en avoir besoin. Même si nous en avions l’envie, nous n’avons malheureusement pas eu de longs métrages d’animation ou expérimentaux assez forts pour qu’on les prenne. Nous sommes toutefois arrivés à un équilibre entre fiction et documentaire, avec des films exigeants dans la mise en scène tout en étant suffisamment ouverts et généreux pour le grand public.
Environ un quart des films de la sélection est réalisé par des femmes, ce qui correspond à peu près au pourcentage de femmes réalisatrices en France (24%). Les femmes sont également mises en avant hors-compétition, que ce soit à travers la carte blanche de la Cinémathèque (« Traquées ») ou une programmation Premières épreuves consacrée à Agnès Varda. Dans quelle mesure la représentation des femmes est-elle un critère de sélection ?
Nous avons signé la charte 50/50 cette année. Il s’agit d’un questionnement fondamental, qui doit avoir lieu dans l’ensemble de l’industrie, au niveau des instances dirigeantes comme des tournages. Sur le versant de la programmation, c’est un débat complexe, on doit s’efforcer de rééquilibrer les choses, mais on ne peut pas réécrire l’histoire du cinéma. Je n’ai pas réussi à faire une programmation aussi féminine que je l’aurais voulu, mais je trouve que certains films questionnent la représentation des femmes de façon passionnante. C’est le cas de L’Ange de la vengeance (Ms .45) d’Abel Ferrara, un rape and revenge dans lequel une jeune femme muette s’empare d’une arme et se met à tuer des hommes après avoir été violée. Il s’agit pour moi d’un film profondément féministe parce qu’il met en cause un système entier, du patron paternaliste au suiveur dans la rue. Le personnage est mutique structurellement, parce que c’est la place que la société lui assigne. Si la représentation des femmes est un élément de réflexion très important, il ne doit toutefois pas biaiser le choix artistique des films. Nous sélectionnons les films pour eux-mêmes et non pas en fonction du réalisateur, du pays, de l’économie ou de la représentation des minorités. Le jour où j’arrête de faire ça, je change de métier. C’est une affaire d’éthique.
Les deux films en réalité virtuelle semblent apporter une réflexion sur la figure de l’étranger. Dans quelle mesure la VR constitue-t-elle un prolongement du cinéma et un outil pertinent pour penser le monde ?
Je ne suis pas tout à fait en accord avec l’émoi que suscite la VR, notamment dans les festivals, et la volonté de l’assimiler à tout prix au cinéma. Je trouve cela passionnant, de même que les évolutions autour du jeu vidéo, et je suis pour qu’un festival comme Belfort abrite des projections en réalité virtuelle ou d’autres formes d’arts visuels. En revanche, il me serait impensable de sélectionner un film VR en compétition. Je ne pense pas que cela pose les mêmes questions en termes de cadre, de point de vue ou de montage propres à l’art cinématographique. Il me semble important de dialoguer avec ces nouvelles formes et d’accompagner ces recherches, mais il ne faut pas tout confondre.