Tu n’aimeras point est votre premier long métrage. Comment avez-vous eu l’idée de ce film, de ce sujet en particulier ? Pourquoi avez-vous eu envie de raconter cette histoire, précisément ?
Dans un premier temps, j’ai travaillé sur la base d’un scénario qui m’a été transmis. Dans les sociétés religieuses il y a des codes très stricts qui, à mon avis, forment un bon angle pour observer les comportements humains. Je me suis dit que cela pouvait être un champ intéressant à explorer. D’un point de vue plus sociologique, la question de l’homosexualité dans le monde orthodoxe est très complexe car il ne s’agit même pas d’un problème de visibilité, mais du fait même d’être homosexuel. On ne peut pas être homosexuel, c’est comme de la science-fiction, cela n’existe pas. Et si cela n’existe pas, cela signifie que l’on ne peut même pas en débattre, on ne peut pas évaluer les avantages et les inconvénients, on ne peut pas vivre avec, on ne peut même pas dire : «~cela m’appartient~». Cela n’existe pas, point : c’est une annihilation totale de ce droit. Je voulais faire un film qui puisse enclencher un débat pour en arriver à la conclusion que bien sûr, ça existe bel et bien. C’est là.
Pour revenir sur cette impression de science-fiction, que vous abordez aussi dans le dossier de presse, le film flirte parfois avec l’étrange, l’irréel, comme lors de la première apparition d’Ezri, qui semble surgir de nulle part. Comment avez-vous développé les personnages ? Souhaitiez-vous que Ezri soit un personnage à part, un peu mystérieux ?
Oui, c’est un peu une énigme. D’un côté, il fallait que ce soit l’étranger, le catalyseur, celui par qui les choses arrivent. Mais en même temps, il fallait qu’il soit suffisamment réaliste, que l’on puisse croire à ce personnage. C’est un peu un oxymore : un rebelle dans une société ultra-conformiste. J’ai voulu en faire une sorte de voyageur, il va de ville en ville, de communauté en communauté, il donne un bon coup de pied dans les conventions, puis il s’en va. Mais c’est aussi un personnage ancré dans la réalité : il sait que sa situation est pourrie, pas comme Aaron, qui voudrait faire passer son homosexualité pour une formule, lui donner une sorte de caution religieuse. Ezri sait que ce n’est pas possible, mais comme il est jeune et un peu rebelle, il s’en fout. Il dit : « J’aime Dieu, j’aime les hommes, et alors ?»
Ezri, c’est donc celui qui montre la voie et dit « c’est comme ça que je dois mener ma vie » ?
Oui… mais il ne dit pas ça de façon optimiste. Il sait qu’il n’a pas beaucoup de temps devant lui. Mais comme il est jeune et qu’il n’a pas froid aux yeux, il agit, tout simplement. Il rencontre Aaron qui, lui, a choisi de vivre une vie ultra-conformiste. Il mène une vie mystique, il veut sanctifier sa propre chair. Alors, lorsque Ezri s’installe dans la boucherie d’Aaron, il insuffle un peu de rébellion dans cet univers strict, jusqu’à la destruction. Si vous défiez les règles et les lois, vous devez aussi en payer les conséquences. Le risque, c’est de perdre non seulement sa place dans la société et dans la famille, mais aussi de perdre tout ce qui structure votre vie.
Ce qui est également intéressant, c’est la place que vous accordez au personnage de Rivka, la femme d’Aaron. C’est un film très masculin mais vous faites très attention à ne pas sacrifier ce personnage. Est-ce une façon de refléter la place occupée par les femmes dans la communauté orthodoxe ?
Même s’il s’agit bien entendu d’une société très patriarcale, on peut aussi dire qu’elle est très matriarcale… La judéité se transmet par la mère : si le père n’est pas juif mais que la mère l’est, l’enfant sera juif. Mais ce que je veux surtout dire c’est qu’en fin de compte, il s’agit avant tout de personnes. Si Rivka est autonome et indépendante et peut comprendre la situation de façon très perspicace, c’est parce qu’elle est comme ça, c’est sa personnalité. Ce qui m’intéresse surtout, c’est la complexité des gens et des personnages. Je ne voulais pas faire de Rivka un personnage hystérique, qui jugerait son mari. Elle comprend qu’elle et lui sont dans le même bateau, on pourrait dire qu’ils sont tous les deux victimes de la même situation. En fait, il y a beaucoup d’amour entre eux. Ca n’est pas un amour passionné et torride, mais ils partagent une vie, une famille, il y a une sorte de pacte entre eux.
On le ressent très bien : même si Aaron est attiré par Ezri, il est toujours très amoureux de sa femme. Rivka n’est pas présentée comme une victime.
Oui, c’est vraiment sa compagne. Et puisqu’il est question d’amour, il y a aussi leur relation avec Dieu. C’est une véritable love story. Mais lorsque, comme Aaron, on vit une relation avec Dieu depuis aussi longtemps, au bout de vingt ans ça n’est plus tout à fait la même chose, comme dans n’importe quelle relation… (rires).
Le film est très sobre, très intimiste. J’ai vu sur Internet une vidéo dans laquelle Zohar Strauss (l’acteur qui interprète Aaron) dit que vous souhaitiez « éviter le drame ». Pourquoi ?
Je voulais surtout éviter le mélodrame. Mais ça a surtout à voir avec ma façon de raconter des histoires : j’aime quand c’est un ton en dessous, quand c’est minimaliste, quand on peut lire entre les lignes et qu’on est libre de compléter cet entre-deux comme on veut. Il faut savoir deviner, je veux que le spectateur puisse discuter, s’interroger… Les films que j’aime regarder sont comme ça.
Tu n’aimeras point est un film qui va probablement faire débat. Comment pensez-vous que la communauté ultra-orthodoxe va réagir ? Et de façon plus générale, avez-vous une idée de l’accueil que le public israélien va réserver au film ?
Les deux sont liés : si le film marche, que beaucoup de gens vont le voir, ça va créer une onde de choc qui va affecter la communauté religieuse. Ça dépend… (silence). La communauté religieuse va être curieuse. Ils veulent savoir ce qu’on dit sur eux. Ils ont tous des ordinateurs chez eux, ils peuvent tous faire des copies du film !…
Il y a d’ailleurs une scène dans le film où l’on voit une télé cachée dans un meuble…
Oui, c’est très banal en fait ! Le péché est immanent à cette communauté religieuse, c’est évident que tout le monde pèche, personne n’est un saint… Alors oui, je pense qu’ils seront curieux et qu’ils verront le film. Pour ce qui est de savoir si ça va générer un débat politique un peu houleux : on verra… J’espère ! (sourire).
Les deux acteurs principaux sont excellents. Comment les avez-vous choisis ?
Dan Ranker (qui joue Ezri, le jeune étudiant) est une sorte d’idole des jeunes en Israel. Zohar (qui joue Aaron, le boucher) est aussi plutôt connu, surtout pour ses seconds rôles. Du coup, ils savaient qu’ils avaient tous les deux une belle opportunité : pour Ran, c’était la possibilité de tourner dans un film « sérieux » et pour Zohar, c’était d’avoir le rôle principal qui lui permet de montrer une facette que les gens ignorent, et qu’il n’avait pas pu exploiter dans ses autres rôles. Ils sont allés plus loin que tout ce qu’ils avaient fait jusqu’à présent. Ran, avec son charisme sensuel et son jeu instinctif, et Zohar, qui dégage à mes yeux cette image du juif exilé, ont apporté chacun quelque chose de précieux.
Avez-vous l’impression d’appartenir à la génération montante des nouveaux réalisateurs israéliens ? Ou vous sentez-vous un peu en marge ?
J’ai pu réaliser ce film au moment où beaucoup de courants positifs traversent le cinéma israélien alors, de façon objective, j’appartiens à cette génération et, s’ils ne me virent pas du club, j’en suis très content ! Pour ce qui est de savoir si je me sens différent… Oui, je crois que je le suis un peu, mais c’est intéressant pour moi d’entendre les gens me dire qu’ils voient des correspondances entre mon film et ceux des autres, même s’il me semble qu’ils sont radicalement différents de ce que je fais, qu’on n’a pas forcément la même sensibilité… De l’extérieur, nos films peuvent beaucoup se ressembler, il faudrait bien comprendre la société israélienne pour voir à quel point nous pouvons être différents. C’est comme la communauté orthodoxe, quand on apprend à la découvrir de près, on réalise que tout le monde n’est pas forcément pareil.
Savez-vous si une histoire similaire à celle de Tu n’aimeras point s’est produite dans la communauté ultra-orthodoxe de Jérusalem ?
J’ai discuté avec des hommes qui mènent une double vie. Ils ont des amis à Tel Aviv, ils viennent leur rendre visite puis ils rentrent chez eux, retrouver leur famille. J’ai aussi parlé à certains hommes qui ont quitté la communauté. De temps en temps, des rumeurs et des scandales éclatent.
Est-ce que vous êtes déjà en train de travailler sur un nouveau projet ?
Oui, mais je n’en suis pour l’instant qu’à l’écriture.