Isabelle Carré est actuellement à l’affiche du dernier film d’Anne Fontaine, Entre ses mains. Elle revient ici sur le personnage de Claire, qu’elle interprète dans le film, et sur son travail d’actrice.
Comment définiriez-vous votre personnage, comment l’avez-vous travaillé ?
Claire est une jeune femme mariée, avec une petite fille, et un travail qui lui convient bien dans une compagnie d’assurances. Elle a une vie assez épanouie, mais qui en même temps peut sembler un peu banale. Je ne pense pas qu’elle soit dans la frustration, tout va bien en apparence, et je pense qu’elle n’a pas conscience elle-même d’une forme de manque. Mais sa rencontre avec cet homme qui a une étrangeté, une séduction, un charisme va réveiller toute une partie d’elle qu’elle a sans doute enfouie. Ce que j’ai aimé dans le scénario, c’est que pour mon personnage comme pour celui de Benoît, rien n’est explicatif, mais on a quelques petits indices sur ce qu’ils ont été, et qui permettent de comprendre ce qu’ils sont maintenant, sans que cela ne soit réducteur. Le fait qu’elle ait voulu être danseuse à un moment donné, et qu’elle ait dû renoncer, nous montre qu’elle avait sans doute des ambitions, des rêves, des fantasmes qui ont dû être un peu oubliés. Je pense qu’elle est aussi courageuse, et qu’elle est animée par une sorte de romantisme, mais pas le romantisme fleur bleue, « nous deux », c’est plus le fait de se frotter à des choses plus extrêmes, avec peut-être une folie, une envie de vivre intensément.
Qu’est-ce qui vous a fait accepter le personnage, et ce rôle assez dur ?
Quand j’ai lu le scénario, j’ai trouvé qu’il y avait énormément de matière pour les acteurs, que ce soit pour elle comme pour lui. Cette richesse-là dans un scénario n’est pas si fréquente, alors j’étais vraiment enthousiaste. C’est sûr que cela fait peur, parce qu’on se frotte à des choses qui peuvent être angoissantes. J’avais peur de faire des cauchemars, d’être contaminée par l’angoisse de Claire pendant le tournage, mais ça n’a pas été le cas. J’ai eu beaucoup de plaisir à tourner ce film. C’est sans doute aussi grâce à la personnalité de Benoît, qui nous faisait beaucoup rire en dehors des scènes, sur le plateau, et c’est quelque chose que j’avais déjà vécu avec Se souvenir des belles choses, avec Bernard Campan et Zabou Breitman. Le fait que l’on puisse rire entre les prises nous libère. S’il s’agissait d’un drame à vivre 24 heures sur 24, je pense qu’on irait beaucoup moins loin dans l’énergie du tournage et dans l’émotion.
Dès le début elle essaye d’aider le personnage de Laurent, qui vient la voir pour un dégât des eaux…
Oui, elle est très empathique, elle trouve même à son métier un côté philanthropique, et lui se fiche d’elle à cause de ça. Je pense qu’elle est sincère quand elle veut aider les gens. Elle essaye en tout cas de jouer un rôle dans les vies qu’elle croise, et c’est bien ça qui l’attire aussi dans le personnage de Laurent, de pouvoir jouer un rôle déterminant pour lui.
Les deux personnages s’expriment peu sur ce qu’ils sont en train de vivre, c’est ce qui fait leur intérêt…
Il fallait le vivre à l’intérieur, essayer de le ressentir et de le communiquer, sans être volontariste, parce que ce n’est pas un film démonstratif, c’est un film avec beaucoup de pudeur et de retenue. J’aime bien ce mélange de pudeur et en même temps de sentiments extrêmes, mais sans se dire qu’on rentre dans une performance d’acteur et qu’on va se mettre en avant. C’est agréable de se fondre dans un univers, et d’essayer de remplir un personnage, de vivre une histoire. On a la chance, quand on est comédien, d’avoir d’autres vies en plus.
Les personnages se confient peu, et pourtant on a l’impression de les connaître…
Il y a quand même des pistes qui montrent que leur histoire est crédible. J’ai parlé de la danse, mais il y a aussi ces petite marques qu’elle se faisait quand elle était adolescente, et le fait qu’elle explique qu’elle se sent transparente, qu’elle a l’impression qu’il y a une paroi entre elle et les choses, elle a un sentiment d’irréalité en fait. Ces marques, c’était sans doute une façon de se faire mal pour sentir qu’elle existait. Se confronter à un danger, ça intensifie la vie, ça fait battre le sang dans les veines, et c’est peut-être ça qu’elle cherche dans cette relation. Sans être explicatif et réducteur, cela permet l’identification. On arrive à suivre les personnages parce que tout n’est pas rempli, il reste des creux dans lesquels on peut se mettre, et y projeter des choses en tant que spectateur.
Claire ne dit rien à son mari, et va jusqu’au bout. Pourquoi, selon vous ?
Quand son mari vient la rechercher le soir, à la fin, je trouve que la fuite est une évidence. Quand Laurent lui demande de l’aide, tout se déclenche en elle. Il y a une scène qui a été coupée : elle allait à la police, mais le policier n’était pas disponible, et de ce fait elle se rétractait, mais cela faisait un peu doublon avec l’autre scène de police, et on a déjà vu ça dans d’autres films. Mais j’adorais cette scène, parce que pour moi elle montrait vraiment pourquoi elle n’en parle pas avant. Je pense que c’est parce que c’est tellement innommable, ça la dépasse tellement, qu’elle ne peut pas mettre des mots sur ce qu’elle vit. Elle ne peut pas en parler à son mari. Et si à la fin elle décide d’aller vers Laurent, c’est parce qu’elle voit son mari arriver, mais elle a déjà emprunté le chemin tortueux, et elle se rend compte qu’elle ne peut pas retourner à sa vie normale, elle est allée trop loin.
Est-ce qu’elle est vraiment tombée amoureuse ?
Oui, il y a de l’amour, j’en suis sûre. Ils se désirent énormément, mais c’est plutôt lui qui freine la relation. Claire, elle, serait prête à passer à l’acte. Mais il y a aussi une certaine ambivalence, elle est troublée, car comment peut-on aimer un homme qui fait ça ? Elle hésite et fait des allers-retours sans arrêt, et ce qui est intéressant, c’est que le spectateur les fait avec elle.
Comment trouvez-vous la fin du film ?
Je pensais vraiment qu’il y avait de la folie dans la dernière scène, une sorte de cataclysme, la violence, la sexualité, l’amour, mais je pensais plus à quelque chose de sombre et de violent. Et quand j’ai vu le film j’ai été très troublée, parce que je me suis dit « je pensais avoir joué ça, et c’est pas ça du tout ». C’est assez étrange, quand vous être persuadé d’avoir joué quelque chose, mais que ce n’est pas cela qu’on voit. Ce que j’ai vu, ce sont deux personnes qui s’aiment, qui se désirent, et qui dégagent une humanité en miroir l’un par rapport à l’autre, une humanité incroyable. Et la folie ne se dépose finalement que dans la toute dernière scène, où elle marche toute seule, et où elle est passée ailleurs. On ne sait pas ce qui va se passer après, mais là elle est vraiment ailleurs, dans un autre monde.
Est-ce que le film a influencé votre opinion sur les tueurs en série ? Dans le film, c’est quelqu’un de bien intégré dans la société, et on a une certaine empathie pour lui…
Non, je n’aimerais pas vivre cette histoire du tout dans la vie. Le but du film n’est pas de défendre les tueurs en série. Le film montre deux personnes qui transgressent les interdits, et qui sont des sortes de vases communicants, à savoir qu’elle est tout le contraire de lui, elle est très cadrée et ne transgresse rien au début, tandis que lui transgresse énormément, et finalement le plus fou n’est pas celui qu’on croit. Elle va presque plus loin que lui. Au fur et à mesure qu’elle va vers la transgression, lui pourrait aller vers une forme de normalité. Anne n’a pas traité le film du point de vue de l’intrigue policière, avec un meurtre, la peur, la question de savoir qui est le tueur, pourquoi il fait ça. Ce qui était intéressant, c’était le mouvement interne de ces personnages, et l’exploration de ses zones d’ombre, pour voir comment elle quitte sa vie, comment elle se révèle, autrement, et devient une autre femme.
Vous êtes-vous préparée de la même façon que pour vos autres rôles ?
Non. En général, je lis beaucoup, je vois beaucoup de films, là je n’ai rien lu, et rien vu. En fait, on a juste fait des lectures séparément. Anne ne voulait pas qu’on se rencontre avant le tournage, Benoît et moi. Elle voulait que la rencontre soit un peu comme en direct. On a vu avec Anne toutes les étapes de l’histoire. D’ailleurs, je n’étais pas d’accord, parce que je pensais que Claire découvrait la vérité avant. C’était la notion de déni qui m’attirait. C’est comme un homme qui commet un adultère, mais qui laisse des traces, qui donne des pistes, parce qu’au fond il a envie de dire la vérité. Pour mon personnage c’est un peu du même ordre, et c’est ce mouvement-là qui m’intéressait.
On sent en effet que Laurent a envie d’être découvert, que quelqu’un ait assez de cran pour le dénoncer et le faire stopper ses activités…
Tout à fait, pour qu’il soit libéré de ses pulsions. Anne, qui s’est pas mal documentée, nous a dit qu’il y avait des tueurs en série qui n’ont aucun état d’âme, et qui agissent sous l’emprise d’une autre personnalité, mais que d’autres, comme le personnage de Laurent, ont une conscience qui les fait regretter et souffrir. Leur destin est très intéressant.
Il y a une scène qui a été plus dure à tourner que les autres ?
Globalement la tension était palpable sur le plateau, c’était impressionnant. Sinon, la dernière scène me faisait très peur. Avec Benoît, on appelait cela « notre montagne », et on se disait tout le temps qu’il ne fallait pas voir la montagne sur tout l’ensemble du film. Et quand on a dû la faire, on se rassurait mutuellement. C’était effrayant, parce que si la scène n’avait pas été totalement réaliste, si nous n’avions pas été crédibles, tout le film serait parti à la trappe. Donc c’est vrai qu’il y avait une énorme pression pour ne pas gâcher tout le reste. On la voyait arriver sur le plan de travail, et on avait peur… (rires)
Vous vous êtes abandonnée totalement dans votre rôle ?
Oui, c’est ce qui est intéressant. C’est le principe. Si on garde une réserve, si on n’est pas investi, ça ne marche pas. C’est aussi de là que vient le plaisir. C’est ce que je ressens aussi quand je lis un roman, je plonge dedans, je me fais des images, et les meilleurs moments de lecture sont ceux où on est dans le livre complètement. Là c’est pareil, c’est une image un peu naïve et enfantine, mais ça me fait penser au film Mary Poppins, quand on rentre dans le dessin à la craie. Notre métier permet cela, de rentrer dans un univers, dans une histoire. C’est La Rose pourpre du Caire, aussi, le fait de rentrer dans un écran. Je prend cela comme une chance. Ça n’empêche pas d’avoir peur, mais si on ne se projette pas dans cette rêverie-là, on se gâche le plaisir.
On aurait pu penser que vous auriez cherché à prendre une distance par rapport au rôle…
Je pense que c’est difficile de se protéger, il faut essayer d’être en osmose avec le personnage, et dans le film Claire et Laurent ne se protègent pas. Mais il faut quand même minimiser la notion de danger. En tant qu’acteur, on se met en danger, certes, mais bon, pas plus que ceux qui travaillent sur un chantier toute la journée.
Ce rôle vous a marquée plus que les autres ? Comment y repensez-vous ?
Je trouve que j’ai beaucoup de chance, parce que plusieurs rôles dernièrement m’ont marquée. J’espère que je progresse, mais c’est le rôle qui vous fait grandir, qui vous permet d’exprimer d’autres choses. J’en parlais avec ma meilleure amie, Irène Jacob. Elle a gagné le Prix d’interprétation à Cannes pour La Double Vie de Véronique, mais elle disait que c’est le rôle qu’on a récompensé. Les rôles que je joue me font grandir, m’apportent et m’apprennent plein de choses, et en particulier celui de Claire.
Y a‑t-il beaucoup de vous dans ce rôle ?
Bien sûr, et je dirais qu’on peut d’autant plus mettre de soi qu’on est dans un rôle. On a le costume, la distance, mais finalement on se révèle. C’est Marivaux qui dit dans Les Acteurs de bonne foi : « Ils font semblant de faire semblant », c’est tout à fait ça.