Premier long-métrage de Pham Thiên Ân, L’Arbre aux papillons d’or adopte une forme sophistiquée pour figurer l’errance endeuillée de son personnage dans les provinces méridionales du Vietnam. Nous avons rencontré Pham Thiên Ân lors du dernier Festival de Cannes, deux jours avant qu’il ne remporte la Caméra d’Or.
Il est rare de voir des films vietnamiens passer par des festivals de premier plan tels que Cannes, et encore plus se frayer un chemin jusqu’en salles. Peu de choses sont à vrai dire connues du système de production vietnamien. Quel est votre parcours ?
Je me suis d’abord fait la main en tant que photographe et réalisateur de films de mariage, comme le personnage du film. Je n’ai suivi aucune formation : j’ai appris en autodidacte et en regardant des films, même si des programmes et des cursus spécialisés existent aujourd’hui pour aider une nouvelle jeune génération de cinéastes au Vietnam. De nombreux ateliers internationaux sont par exemple mis en place pour aider la scène locale. Je respecte ces initiatives et je suis heureux qu’elles existent, mais je pense que pour faire du cinéma, il faut surtout prendre son temps. Tenir une caméra ou savoir écrire un script ne suffit pas. Il faut apprendre par soi-même, voyager, aller au contact des autres – quel que soit le pays d’où l’on vient.
Quel regard le Parti communiste vietnamien porte-t-il sur des films comme le vôtre ?
Le point décisif reste le sujet du film. Aborder frontalement la guerre ou le communisme reste quelque chose d’assez délicat, bien que la commission de censure s’avère désormais moins stricte que par le passé. Le film a déjà obtenu son autorisation et pourra donc être distribué là-bas. J’évoque brièvement la guerre dans le film, mais sans entrer dans le vif du sujet : un homme se souvient de cette période, mais c’est tout. Pour la génération dont je fais partie [ndlr : Pham Thiên Ân est né en 1989], ce n’est plus quelque chose d’aussi pesant qu’auparavant.
Comment avez-vous mis techniquement en place la plupart des plans-séquences ?
Je me suis adapté à chaque situation. C’était important de rester ouvert en la matière, pour ne pas composer avec des contraintes techniques trop arbitraires, même si la plupart des éléments et des mouvements du film sont chorégraphiés en amont. Par exemple, la scène à moto, qui intervient avant la rencontre avec le vétéran de guerre que j’évoquais plus tôt, a impliqué un mouvement de caméra en Dolly, puis en Steadicam. En ce sens, un seul plan n’implique pas forcément d’adopter la même technique tout du long. Le plus important pour moi a été de rester souple, de la captation jusqu’à l’étalonnage, qui a été aussi une étape décisive.
Les plans sont-ils intégralement chorégraphiés ou avez-vous aussi laissé une chance au hasard ? Je pense par exemple au suspense produit par la traversée d’un chien dans cette séquence à moto, qui tout à coup renvoie, volontairement ou non, à l’accident sur lequel s’ouvre le film.
Cela dépend. Il y des plans très calculés et d’autres beaucoup plus spontanés. La présence des animaux n’y change rien. Prenons un exemple : le film compte deux plans avec des buffles. Le premier, dans la scène à moto, avait besoin d’être chorégraphié de bout en bout. L’apparition des buffles dans ce plan-ci a été très contrôlée, car il y avait trop de paramètres à prendre en compte pour que cela fonctionne, notamment parce que, comme vous l’évoquez, de nombreux obstacles se dressent à ce moment sur la route du personnage. Quant au second plan avec des buffles – celui qui surgit lors d’un rêve –, il n’a rien à voir avec ce que j’avais prévu à l’origine. On voulait initialement que la caméra traverse le troupeau, sans que celui-ci ne bouge particulièrement, comme si notre regard flottait au-dessus des animaux. Mais lorsque la caméra, le jour du tournage, s’est approchée du troupeau, les buffles ont commencé à avoir peur et à se déplacer dans toutes les directions, de manière assez anarchique. Le plan, très étrange, est meilleur ainsi. On n’a d’ailleurs pu faire qu’une seule prise, parce qu’il aurait fallu plusieurs heures pour réunir les buffles à nouveau. Ce plan m’est devenu très précieux. Il a une signification particulière pour moi. Le film est quoiqu’il en soit un mélange de scènes très maîtrisées et d’autres, comme celle-ci, qui se sont modifiées au tournage. Tout est une question d’équilibre.
On a le sentiment que vos mouvements de caméra ouvrent des espaces gigognes, qui se déplient sous nos yeux. Dans quelle mesure êtes-vous intervenu sur les décors ?
La plupart du temps, je n’ai pas touché grand-chose, à part peut-être pour la scène d’ouverture, qui est celle qui a nécessité le plus d’interventions de ma part, puisqu’il fallait la redécorer de sorte à ce que l’on croit qu’elle se passe pendant la Coupe du Monde 2018. Pour le reste, les repérages ont été l’occasion de belles découvertes. Un jour, on s’est par exemple retrouvé dans une maison abandonnée, et il a commencé à pleuvoir énormément. La maison a fini par être inondée et j’ai alors ressenti une connexion très forte avec ce lieu. Aux côtés de mon chef opérateur, on a commencé à errer dans la maison pour y trouver les parties les plus intéressantes. Cela a donné, plus tard, cette scène un peu fantomatique où Thien retrouve l’une de ses anciennes amantes.
Dans plusieurs séquences, vous semblez presque mettre en scène les aléas de la nature. Je pense en particulier au long travelling à la fin du film, où la pluie s’interrompt de manière assez spectaculaire.
L’eau que l’on voit tomber dans cette scène provient en réalité d’une source qui se trouvait juste à côté, et que l’on a pompée avec un accessoire permettant de simuler de la pluie. Il s’agit donc d’une pluie artificielle. Jusque là, nous sommes dans un cinéma très contrôlé. Sauf que pour des raisons plastiques et narratives (la séquence intervient après un certain moment d’errance et doit mettre en lumière une découverte), je voulais filmer cette scène aux aurores, ce qui était assez contraignant car on avait peu de temps pour tourner. On a donc fait très peu de prises. Dans l’une d’elle, la pompe d’eau s’est arrêtée au moment précis où la caméra se retourne pour dévoiler « l’arbre aux papillons d’or », qui donne au film son titre français. Or, il n’était pas prévu que la pluie s’arrête du tout. C’était un accident, mais parce qu’on avait peu de prises possibles, j’ai dit à mon équipe de continuer à filmer. Là aussi je trouve la scène meilleure ainsi. Le hasard fait bien les choses… À moins que ce soit autre chose que le hasard. Après tout, le film parle d’appel divin.
La dimension technique de L’Arbre aux papillons d’or, entre maîtrise et lâcher-prise, renvoie ainsi à ce que le film raconte : Thien est autant guidé par sa propre foi que par des éléments extérieurs, qu’il ne peut contrôler.
Quand je parle d’appel divin, j’entends par là une interaction avec le monde extérieur, la nature. Et dans le même temps, il y a un conflit interne à l’échelle du film, quelque chose d’étouffé dans le personnage de Thien. Donc oui, c’est très juste : il a fallu accueillir à l’intérieur de notre dispositif des éléments extérieurs, et raconter cette interaction, cet échange, en restant éveillé techniquement et spirituellement. C’est comme une collaboration avec l’inattendu.