Je rencontre Laurent Hasse la semaine qui précède la sortie du beau Le Bonheur… Terre promise. Les prix dans les festivals, le bon accueil reçu à l’étranger et lors des projections spéciales en France, notamment en province, laissent espérer un bon départ. Le réalisateur imagine pour son film une allure de marcheur, en retrait des grands circuits de distribution, discret mais au pas assuré et constant, parcourant les cinémas des grandes et petites villes de France.
Peux-tu nous parler de ton dispositif technique ?
Il n’y a pas plus rudimentaire, et ce n’est pas professionnel du tout, sans vouloir dévaloriser le boulot. Dans la mesure où c’est l’histoire d’un voyage qui est fait seul et à pied, tout le matériel technique devait tenir dans un sac. Je suis parti avec une petite caméra HD et quelques micros. Je devais tourner sur cassette et gérer les stocks, ne pas en avoir trop dans mon sac et les envoyer régulièrement pour ne pas me trimbaler avec tous les rushs.
L’amélioration technologique de la vidéo permet de démocratiser le support, mais le son est le parent pauvre des tournages en vidéo légère, et on ne peut pas se contenter des micros caméras. J’avais donc fait l’acquisition de petits micros d’une marque soviétique qui m’avaient été conseillés par quelqu’un qui fait des expéditions : ils supportent le froid, la neige, pluie, le vent et c’est ce dont j’avais besoin.
Comment disposais-tu les micros ?
Sur la caméra, ou bien lorsque j’étais seul, à l’abri du vent, sur une pierre, sur mon sac. Je bricolais les choses, c’était vraiment de l’amateurisme en terme de conditions de travail. C’était pour essayer d’avoir le son le plus propre possible. J’ai fait presque tout le trajet avec le casque sur les oreilles pour être sûr que le son allait être exploitable.
Beaucoup de rushs ?
Je marchais quasiment tous les jours mais je ne tournais pas tous les jours. Finalement j’ai été assez raisonnable. Il y a dix ans j’ai fait un film avec cent cinquante heures de rushs et six mois de montage. Comme il fallait voyager léger, je me restreignais, me disciplinais, et au final, je dois avoir, de mémoire, quatre-vingt-huit heures de rushs.
L’esprit du film change un peu quand on s’approche de la région parisienne. Est-ce essentiellement dû au montage ou déjà au tournage ?
Je ne pense pas avoir adapté la manière d’appréhender les paysages et les personnes, par rapport à la première partie du voyage, ou alors ce n’est pas conscient. Ce qui est sûr en revanche c’est que mon état d’esprit évoluait et que l’approche de Paris était un moment pas très heureux et un peu angoissant. Il y avait la fatigue, la lassitude, la routine, la peur de passer à côté de chez soi et d’avoir envie d’abandonner. Et puis les paysages ne sont pas les plus jolis de l’Hexagone ! J’étais dans un état d’esprit différent et ça transpire dans les images. Je ne me suis pas dit : je vais filmer la Beauce pour qu’elle soit glauque, ou Paris pour que ça donne l’impression d’être une ville étouffante. Mais au montage je me nourrissais d’un carnet de voyage, et ce que j’écrivais à ce moment-là était plus sombre et ça a influencé la manière dont on a monté. Paris par exemple est très peu filmé. Les quelques plans sont des plans d’anonymat absolu qui servent juste à symboliser l’autisme social inhérent aux grandes villes, par opposition à la chaleur humaine que j’ai pu rencontrer dans des petits hameaux au fin fond de la Corrèze ou du Tarn. Je voulais que le film soit fidèle à l’état psychologique dans lequel le marcheur était passé. Je parle de moi à la troisième personne, mais à partir du moment où le film existe, il y a une différence entre celui qui a fait le voyage et celui qui le narre à l’écran.
Comment se passaient les rencontres ? Comment amenais-tu les gens à parler, et notamment du bonheur ?
Je n’arrivais surtout pas caméra au poing. La caméra est un objet trop agressif, qui a beaucoup de points communs avec une arme. Paradoxalement c’est mon outil mais c’est quelque chose que je n’aime pas plus que ça. J’arrivais avant tout comme le candide, comme le rêveur, comme le marcheur solitaire et si on peut employer une comparaison, je n’étais pas un chasseur mais plutôt un pêcheur. J’attendais que les gens aillent vers moi. Évidemment je me mettais à des endroits stratégiques, à la sortie d’une église, au comptoir d’un café, dans la salle des fêtes au moment d’une soirée loto. Étant l’intrus, l’inconnu dans ces univers-là, j’attirais la curiosité et les gens venaient assez facilement vers moi. Et ce n’est que quand il y avait ce dévoilement réciproque que je leur expliquais que ce désir de voyage, de « pèlerinage païen », était aussi un désir de film et que dans l’absolu j’avais envie que les personnes que je rencontrais au bord de la route soient dans le film. Et seulement lorsque j’avais leur accord, la caméra sortait du sac et on commençait à parler du bonheur proprement dit. Je me gardais bien avant de leur poser la question de leur propre bonheur. Je veillais à ce que le mot n’apparaisse pas dans la conversation et j’évitais de poser la question de manière trop frontale – parce que c’est comme une caméra la question « qu’est-ce que le bonheur », elle ouvre tellement d’abîmes qu’on ne peut pas avoir une réponse immédiate. Je préférais qu’on tourne autour du thème.
Comment se sont réunis ton désir de voyage et ton désir de film ?
Ce projet est la réunion de deux envies, l’une antérieure à l’accident, l’autre postérieure. Cela fait des années que je fais du documentaire, surtout pour la télévision, et la télé est plus prompte à nous demander de traiter ce qui ne va pas dans le monde. J’en avais un petit peu marre. Ce qui m’intéresse dans le documentaire c’est l’autre, qu’il soit philosophe ou paysan, gangster ou l’Abbé Pierre. Depuis longtemps je voulais faire un film où je pourrais aller vers l’autre juste pour ce qu’il est et non pour les problèmes qu’il peut avoir. Mais ce n’est pas un sujet de film. Et puis il y a eu cet accident. Je me fais renverser par une voiture, je tombe dans le coma. Je suis vivant, je sors de ce coma, pendant un temps se pose la question : « vais-je remarcher ? » Et quand je remarche il y a quelque chose de l’ordre de la résurrection ; j’ai envie d’utiliser mes jambes, plus que de raison ; j’ai envie de les ressentir, de les éprouver, de les user. Et j’ai réuni les deux envies, l’envie d’aller vers l’autre pour ce qu’il est et l’envie de marcher. Et deux envies ça commence peut-être à faire un sujet de film. Restait à trouver un itinéraire, un territoire. Et assez naïvement je me suis dit : « je vis en France, je suis né en France, j’ai failli mourir en France et qu’est-ce que je connais de ce pays ? Pas grand chose. » Et voilà.
Peut-on dire, précisément, que tu as fait un film sur la France, ou sur une France ?
Je te rejoins plus sur une France. Ça ne se veut pas un portrait ethnographique ou sociologique. Toutes les rencontres se sont faites par hasard. Les gens que je rencontre ne sont pas représentatifs de toute la société. Voir un inconnu qui se déplace avec un gros sac à dos et marche en ligne droite, ça peut effrayer, laisser indifférent. Mais il y a des gens que ça fait rire ou que ça intéresse. Ce sont ces derniers qui sont dans le film. C’est une France plus curieuse et peut-être aussi plus solitaire : j’étais un solitaire sur la route et les solitudes comme les aimants s’attirent. Les familles nombreuses, les gens qui sont dans l’action permanente, happés par le boulot, les activités, n’ont pas le temps de s’intéresser au questionnement existentiel d’un petit marcheur avec de grosses chaussures.
Un film sur une France donc, avec certaines personnes. Mais quand je parlais de France, je pensais aussi à une matière, à des paysages, des couleurs, des animaux…
C’est vrai que c’est un film sur une France, celle qu’on ne voit pas quand on est sur les grands axes de communication et qui s’offre à celui qui est capable de faire un pas de côté et de s’arrêter. Effectivement la France est un beau pays pour qui sait prendre le temps d’y flâner, de s’y perdre, et qui ne se donne pas à voir quand on est sur l’autoroute ou dans le TGV. C’est peut-être pour ça que le film marche plutôt bien à l’étranger. Le retour qu’on nous fait depuis les festivals est qu’on y trouve une sorte d’exotisme. Les étrangers découvrent un pays. Ils y viennent en vacance, ils ont vu la tour Eiffel, les châteaux de la Loire, ils sont allé dans le Bordelais, à Marseille ou à la feria de Nîmes. Ils sont restés dans les grandes agglomérations, les lieux touristiques, les grands axes. Et ils découvrent un pays qu’ils sont censés connaître. J’aime bien cette idée. Mais au même titre avec les projections parisiennes. Des gens sont surpris, disent « il y a encore des gens qui vivent comme ça en Corrèze ou dans la Creuse ! » Eh oui !
Tu parles de solitude, et justement, on pense à une certaine tradition de critique de la culture, en philosophie ou en littérature, notamment à Rousseau. Est-ce que certaines lectures ont joué un rôle ?
C’est vrai que Rousseau fait partie des auteurs que j’ai revisités avant de partir. Je voulais questionner le bonheur, concept philosophique s’il en est, mais je me suis bien gardé de relire ce que des philosophes avaient pu écrire sur la question. Je me suis plus intéressé à la littérature de voyage, Bouvier, Tesson, Stevenson et d’autres et aussi quelques incontournables dont Rousseau et ses Promenades font partie. Récemment quelqu’un a comparé ma démarche et ma réflexion à certains écrits de Montaigne et ça m’a donné envie d’aller redécouvrir cet auteur.
Tu t’es posé la question du risque de l’égocentrisme ou du narcissisme ?
C’était ma phobie du début à la fin. Déjà je me suis interdit de me filmer. Je me disais que ça ne doit pas être un film à la première personne – même si ça l’est devenu – et je ne suis pas le sujet principal de mon film. Je me dois d’être le passeur, celui qui passe chez les gens, devant leur porte, celui qui passe le micro pour que leurs propos soient partagés avec les spectateurs. Je filmais mon ombre, je filmais mes pieds et je noircissais un carnet tous les soirs, à la première personne, me disant que ça pourrait nourrir une voix off après, une voix off que j’ai commencé à penser à la troisième personne. Et puis au montage avec Matthieu Augustin, le monteur, on s’est rendu compte qu’à trop désincarner le marcheur, on perdait le fil, ce à quoi le spectateur se raccroche pour accepter de faire mille cinq cents kilomètres. Je devais d’une manière ou d’une autre réapparaître dans le film, être incarné pour prendre les spectateurs par la main et leur dire : « marchez dans mes pas et vous ferez un beau voyage ». Mais avec la crainte, oui, de se mettre trop en avant.
On a respecté ma volonté de ne pas me mettre présent à l’image, sauf dans une petite vignette dans le générique de fin. C’est une volonté du monteur. Je ne voulais pas, je voulais couper. Avant même d’entreprendre le voyage et le tournage, je savais que la dernière image serait l’horizon au-dessus de la mer. De fait c’est la dernière image plein cadre. Après il y a un cut au noir puis le générique et dans le générique cette vignette où mon visage apparaît. Dans la réalité du tournage, une fois que j’ai filmé l’horizon, j’étais tellement ému, dans un état second, que je n’ai pas coupé la caméra et sans y réfléchir, je l’ai retournée, pour la première fois depuis trois mois. Et au montage le monteur m’a dit « cette sincérité, ces larmes, le spectateur en a besoin. Les spectateurs ont accepté de te suivre, ils ont le droit de voir à quoi ressemble la personne qu’ils ont suivie ». Et je pense qu’il avait raison.