Courant critique des années 1950 et du début des années 1960, le mac-mahonisme a souvent été mentionné dans les livres d’histoire sans faire l’objet d’une étude dédiée. Un ouvrage de Christophe Fouchet vient réparer cette injustice. Son Histoire du mac-mahonisme retrace avec allant et précision l’aventure de ce groupe de critiques – Michel Mourlet, Pierre Rissient et Jacques Lourcelles, entre autres – qui assura la programmation d’un cinéma parisien, le Mac-Mahon, pour y défendre leurs cinéastes de prédilection, qu’ils surnommèrent leur « carré d’as » : Otto Preminger, Joseph Losey, Fritz Lang et Raoul Walsh. Dans le sillon des « jeunes turcs » des Cahiers du cinéma, ils tentèrent d’abord d’imposer leurs vues dans la rédaction alors dirigée par Rohmer, à travers notamment les articles de Michel Mourlet, dont le plus célèbre, « Sur un art ignoré », a des accents de manifeste. Ils animèrent ensuite leur propre revue, Présence du cinéma, jusqu’en 1967, et accompagnèrent leur production critique d’une activité de programmation, de promotion et de distribution. Retour avec Christophe Fouchet sur quelques traits saillants d’une « certaine tendance de la cinéphilie française ».
Le mac-mahonisme a connu ces dernières années un regain d’intérêt, à travers plusieurs articles dans des revues cinéphiles et la publication en 2011 de L’écran éblouissant, recueil d’articles de Michel Mourlet. Comment t’est venue l’idée de faire l’histoire de ce courant ?
J’ai commencé à me passionner pour le mac-mahonisme au milieu des années 2000, après la lecture, à peu près coïncidente, des billets quotidiens de Louis Skorecki dans Libération, du recueil Sur un art ignoré de Michel Mourlet et du dictionnaire de Jacques Lourcelles. Le mac-mahonisme fut d’abord pour moi un choc littéraire, la révélation de plusieurs grands écrivains de ce genre mineur, mais historiquement important en France, qu’est la critique. Plus tard, en 2013, j’ai écrit, pour le blog collectif « Zoom Arrière », un article consacré à la parution du manifeste mac-mahonien en 1959. Michel Mourlet le lut et m’encouragea à écrire une histoire du mouvement. Après quelques hésitations devant l’ampleur de la tâche, je me lançai, stimulé par le vide éditorial sur le sujet – déjà signalé par Antoine de Baecque il y a trente ans.
À la lecture de ton livre, les personnalités de critiques issus de ce courant ainsi que les cinéastes qu’ils défendent (au-delà de leur fameux « carré d’as », on trouve un réalisateur italien comme Vittorio Cottafavi) frappent par leur diversité. Qu’ont-ils de commun et quels seraient les contours de ce qu’on a appelé le mac-mahonisme ?
Les points communs de ces personnalités très diverses seraient : l’immédiateté du rapport à l’œuvre, la méfiance envers les préjugés culturels (ou politiques) allant à l’encontre de cette immédiateté, et l’importance primordiale donnée à la découverte de cinéastes méconnus ou mésestimés dans l’activité de critique – pratiquées par Rissient et ses amis, la programmation ou la distribution peuvent ainsi être considérées comme de la « critique active ». D’où leur prédilection pour des réalisateurs insérés dans l’industrie – hollywoodienne ou italienne – qui œuvraient dans des genres codifiés et ne passaient alors pas pour des artistes, mais aussi leur défense esthétique de la « transparence », supposée favoriser l’absorption du spectateur dans le film.
Cette idée de « critique active » est intéressante : en considérant l’histoire du mouvement, peut-on dire que leur radicalité réside moins dans la théorie (point sur lequel ils s’inscrivent plutôt dans la lignée d’André Bazin et d’Éric Rohmer) que dans la pratique (les postures polémiques et l’activisme dans la promotion des cinéastes aimés) ?
Si on entend par radicalité « ce qui ramène à la racine », alors je pense qu’il y a bien une radicalité chez les mac-mahoniens puisque, au moins à l’époque originelle (jusqu’en 1962 – 63), et au contraire d’un André Bazin (qui défendait par exemple Orson Welles, à rebours du réalisme qu’il prôna dans certains articles théoriques), ils affichaient la continuité entre la défense de leurs cinéastes de prédilection – qui se comptaient sur les doigts des mains et dont ils n’aimaient pas l’intégralité des œuvres – et leurs principes essentiels : réalisme, transparence et fascination [NDLR : les mac-mahoniens défendent avec vigueur le principe de la « fascination », c’est-à-dire l’importance de l’absorption du spectateur dans le film]. Ce qui n’empêchait d’ailleurs pas que cette cohérence puisse être prise en défaut par de fins contradicteurs, tel Luc Moullet lors de la querelle de Temps sans pitié. Il y a cependant, tu as raison, une dimension polémique assumée dans les excès rhétoriques comme dans les trouvailles publicitaires des mac-mahoniens (tel le « carré d’as »). Pour bouleverser la doxa et imposer leurs poulains, ils faisaient feu de tout bois : une singularité essentielle du mouvement mac-mahonien par rapport aux autres chapelles cinéphiliques de l’après-guerre réside dans son caractère protéiforme, mêlant théorie, critique, programmation, distribution, ciné-club…
Et même leur activité éditoriale, la revue Présence du cinéma par exemple, est moins consacrée aux textes critiques qu’à des informations sur les films et à des entretiens avec ceux qui les font. Cela tranche avec l’image un peu lyrique que l’on peut avoir d’eux à travers leurs articles parus dans les Cahiers du cinéma. Peux-tu revenir sur la singularité de cette revue par rapport aux publications de l’époque ?
La première singularité de Présence du cinéma est certainement le fait que son fondateur, Jean Curtelin, ait laissé à une bande de cinéphiles déjà constituée les clefs de sa revue, à partir du numéro 9 (décembre 1961), annonçant dans l’éditorial de ce numéro : « Pour assurer notre publication, nous avons fait appel à la panoplie complète des critiques cinématographiques de Paris : les de gauche ; les de droite ; les méchants, les gentils ; les érotomanes et les pudibonds. À sa genèse, Présence du cinéma était déjà aussi vieille et inutile que toutes les revues concurrentes […] Si nous prenons aujourd’hui, mon ami Alfred Eibel et moi-même, la responsabilité d’éditer à nouveau Présence du cinéma, […], c’est pour une raison très simple : parce qu’il nous semble indispensable de donner une tribune à Michel Mourlet et à ses amis. Ils proposent de nouveaux metteurs en scène. Ils sont la base et les éléments précurseurs de tout un cinéma à venir, comme le furent en leur temps François Truffaut ou Jacques Rivette, à l’âge d’or des Cahiers du cinéma. » Cette décision, prise au nom d’un authentique engagement esthétique, montre l’exigence qui pouvait animer Jean Curtelin derrière la désinvolture qu’il aimait afficher. C’est ainsi que Présence a consacré le n°9 et les suivants à des cinéastes souvent méconnus mais chéris des mac-mahoniens. Non seulement les vétérans déjà défendus par eux dans les Cahiers – Walsh, Preminger, Losey et compagnie –, mais également de jeunes cinéastes sur lesquels ils parièrent dès leurs débuts ; par exemple Blake Edwards et Claude Sautet, avec qui ils s’entretinrent pendant une quinzaine de pages alors qu’il n’en était qu’à Classe tous risques. La volonté du nouveau rédacteur en chef, Michel Mourlet, était d’accorder une large place à la parole des créateurs ; les cinéastes – ce que faisaient déjà les Cahiers –, mais également les scénaristes ou les acteurs, auxquels des numéros de Présence furent consacrés. Il faut se rappeler que Mourlet, dès « Le mythe d’Aristarque » paru dans les Cahiers en janvier 1960, a pointé les limites de l’écriture critique. Pour lui, le critique se doit de faire découvrir les cinéastes et les films plutôt que de gloser. Mourlet avait aussi un goût de la pluralité qui lui faisait parfois publier des textes contradictoires, non concernant le jugement sur les œuvres (pas de critique « pour » et « contre » dans un même numéro, comme cela pouvait se voir dans les revues ne sachant pas se positionner face à un film), mais sur des questions théoriques (telle que celle de l’importance d’un scénariste dans l’élaboration d’un film) ou juridiques (l’affaire « Bizet / Preminger », où il ouvre ses colonnes à son adversaire, le président de la SACD Roger Ferdinand, qui bloquait la sortie en France de Carmen Jones de Preminger au nom du droit moral des héritiers de George Bizet).
À partir de 1963 et jusqu’en 1967, Michel Mourlet laisse les rênes de Présence du cinéma à Jacques Lourcelles. Se dessine à cette époque un « néo mac-mahonisme » : quelles en sont les caractéristiques ?
La différence est sibylline. Stricto sensu, les néo Mac-mahoniens seraient Jacques Lourcelles et ses amis (Pierre Guinle, Alain Ferrari, Simon Mizrahi, qui fit découvrir la comédie italienne au public français, et Daniel Palas), qui ont rejoint la bande du Mac-Mahon vers 1957. Certains témoins ajoutent au groupe néo mac-mahonien Louis Skorecki (alias Jean-Louis Noames) qui, après avoir fondé sa propre revue avec Serge Daney et Claude Dépêche, voulut entrer à Présence en 1963 en échange de ses entretiens avec les vétérans hollywoodiens. Les raisons pour lesquelles il n’y resta guère longtemps sont complexes et détaillées dans le livre. Entre mac-mahonisme et néo mac-mahonisme, les fondements sont les mêmes et les goûts sont dans l’ensemble partagés (dès le collège, Lourcelles bricolait une « revue » de cinéma avec Alain Ferrari où il s’enflammait sur Capitaine sans peur de Raoul Walsh), à quelques écarts près, toutefois suffisants pour déclencher des disputes entre des cinéphiles de l’acabit de Lourcelles et Rissient. C’est l’époque où Mourlet s’intéresse de moins en moins au cinéma, au contraire de Lourcelles, qui élargit le spectre de la revue, en privilégiant son goût et sa passion à la stricte cohérence théorique (cf. par exemple son éloge de Sacha Guitry). Du point de vue éditorial, la dernière période de Présence est celle où Lourcelles écrit les plus longs papiers de la revue qui sont aussi, de mon point de vue, les plus marquants.
Tu reviens plusieurs fois dans le livre sur la réputation très droitière du mouvement : est-elle selon toi à nuancer ?
Dans cette histoire, j’ai voulu revenir sur les faits et les articles qui ont pu prêter le flanc à la polémique, sans rien omettre (mais nul n’est à l’abri d’un oubli). Avec le maximum de neutralité que me le permettait le droit de citation, j’ai essayé de privilégier les extraits à mes commentaires personnels pour présenter ce que j’appelle les « pièces à conviction », même si je veille bien sûr à les remettre dans leurs contextes. Ensuite, libre à chacun de juger. Je connais un lecteur pour qui le livre a confirmé l’image d’extrême-droite qu’il se faisait du mouvement…Tu noteras que je me suis gardé de conclusion d’ordre général. Mais il est aisé de nuancer la réputation très droitière du mouvement, en rappelant par exemple ce fait : le principal cheval de bataille mac-mahonien, le cinéaste qu’ils ont le plus contribué à mettre en avant – devant les trois autres du carré d’as, ainsi que le souligna Antoine de Baecque – fut Joseph Losey. À savoir un réalisateur engagé à gauche, ancien communiste chassé par les sbires de McCarthy. C’est lorsque les mac-mahoniens lui ont consacré un numéro aux Cahiers qu’ils se sont fait chasser de la revue. Bien sûr, à l’époque, tout le monde aux Cahiers – les mac-mahoniens comme les autres – se faisait fort de placer le débat sur un terrain esthétique (la mise en scène !) et non politique (haro sur les cinéastes « contenutistes », comme les appelait Luc Moullet, qui était un adversaire des mac-mahoniens). Mais il est évident que chez Rissient et ses amis, qui défendaient aussi Jules Berry, Jules Dassin ou Daniel Mainwaring, il y avait un vrai tropisme pour les auteurs de la liste noire.
Quel serait l’héritage laissé par le mac-mahonisme à la cinéphilie d’aujourd’hui ? Au-delà des écrits, on pense aux cinéastes qu’ils ont défendus et aux méthodes employées pour le faire.
La plupart des cinéastes promus par les mac-mahoniens sont désormais considérés comme des classiques : Fritz Lang, Raoul Walsh, Joseph Losey et Otto Preminger, mais également Jacques Tourneur, Mizoguchi, Blake Edwards, Claude Sautet, Leo McCarey… Ce qui faisait dire à Jacques Lourcelles dans les dernières lignes du dernier numéro de Présence du cinéma que le rôle du mac-mahonisme était désormais « bien terminé » car « en ces matières, le sort d’un mouvement qui réussit est de se dissoudre, de se diluer dans l’acceptation générale ». En dehors de la critique à proprement parler, le mac-mahonisme a irrigué diverses activités cinéphiliques dans la deuxième moitié du XXe siècle. Un exemple : le cofondateur des cinémas Action Jean-Marie Rodon a reconnu que, « quoique tardivement arrivé dans la croisade mac-mahonienne, c’est dans une large mesure [qu’il dut] sa carrière au mouvement de Rissient ». Mais je pense que le mac-mahonisme, par son alliance entre théorie, critique, programmation, distribution et promotion presse qui le caractérisa, est amené à rester unique dans les annales. Car cette conjonction exceptionnelle fut étroitement liée au contexte de l’époque : manque de disponibilité des œuvres, obsession de la spécificité cinématographique, hauteur du « niveau moyen de culture cinéphilique » (ainsi qu’en témoigne la densité des comptes rendus des quotidiens régionaux, certains cités dans mon livre, à la sortie du recueil de Michel Mourlet, La mise en scène comme langage, en 1965) et extraordinaire âge d’or de la production cinématographique qui, selon Lourcelles, pouvait expliquer la posture « hyper-élitiste » qui fut celle des mac-mahoniens.