Marc Levin est un cinéaste engagé, qui n’hésite pas à aller à la rencontre de ceux qui cultivent la haine. Il revient ici sur la genèse et les coulisses des Protocoles de la rumeur, et nous invite surtout, après avoir fait le premier pas, à prendre nous-mêmes conscience de ce qui se passe et à réagir.
Comment vous est venue l’idée de faire ce film ?
Juste après le 11-Septembre, je vivais dans le centre de New York, et j’ai commencé à entendre ces rumeurs, prétendant que les rabbins de Brooklyn avaient averti les Juifs, que quatre mille d’entre eux n’étaient pas allés travailler ce jour-là, et qu’aucun Juif n’était mort. J’ai ensuite rencontré ce jeune homme, qui fut le premier à faire le rapprochement entre les rumeurs et les Protocoles des Sages de Sion. Je savais ce qu’était ce livre, je l’avais lu quand j’étais plus jeune. Mais si on m’avait dit qu’au XXIème siècle, il reviendrait à la surface, j’aurais dit : « Mais vous êtes fou. » Mais voilà, il était bien de retour. Mon point de départ a donc été de savoir comment cela était possible.
Comment expliquez-vous la résurgence de cette rumeur ?
Dans le monde où nous vivons, il est beaucoup plus simple de répandre une rumeur. L’antisémitisme, la haine, le racisme ne sont pas nouveaux. Ce qui est nouveau, c’est la technologie qui est maintenant à notre disposition pour répandre cela. Vous êtes maintenant submergés d’informations et de désinformations de toutes sortes. Nous voyons aussi naître de petits groupes de personnes qui utilisent cette arme. Vous n’avez plus besoin d’un grand pays ou d’une armée, comme nous avons pu le voir le 11-Septembre.
Comment avez-vous choisi les personnes que vous avez interviewées ?
Je voulais avoir le point de vue de la rue. Pas d’experts, pas d’hommes politiques ou de professeurs de théologie. J’ai entendu ces rumeurs dans la rue, je voulais donc aller dans la rue, et rencontrer toutes les personnes différentes qui croyaient à cela, en totalité ou en partie. Je voulais que cela soit accessible aux jeunes gens. Mon but n’était pas de faire une analyse intellectuelle, c’était plus émotionnel, personnel.
Comment avez-vous eu l’idée d’aller rencontrer des prisonniers ?
J’ai réalisé plusieurs films en prison, le premier m’ayant entraîné dans ce milieu est Slam. Quand j’ai rencontré des défenseurs de la race blanche ou de la race noire, ils m’ont dit qu’ils avaient connu les Protocoles des Sages de Sion en prison. Ils n’en avaient jamais entendu parler, mais une fois en prison, s’ils voulaient rejoindre la confrérie aryenne ou un groupe islamiste, on leur donnait les Protocoles, et ils devaient l’étudier. J’ai trouvé fascinant que l’on ait accès à cela en prison. C’est pourquoi je suis allé parler à des prisonniers, et cela a donné l’une des scènes les plus intéressantes, parce qu’à la place de la haine, leur discours relevait presque de la sagesse. Mon père, mon équipe et moi-même étions abasourdis, car ils savaient que c’était la haine qui avait détruit leur vie et celles des gens à qui ils avaient fait du mal. Mais la manière dont ils en parlaient était éclairante. Ce sont eux qui peuvent en parler le mieux, ils sont donc en quelque sorte les experts, et non les universitaires ou les hommes politiques. C’est ce que j’ai voulu montrer à travers cette prison.
Comment s’est déroulée votre enquête, comment l’avez-vous menée ?
Il fallait d’abord parler à ceux qui croyaient aux Protocoles ou les diffusaient. En deuxième lieu, il fallait s’interroger sur l’origine de cette haine. C’est pourquoi nous avons abordé les questions de la passion du Christ et du conflit israëlo-arabe. Enfin, nous voulions terminer notre voyage au « Ground Zero » pour le troisième anniversaire. Nous avons terminé le tournage à ce moment-là, il y a un an. Je voulais regarder les noms dans les journaux, et trouver une histoire d’un Juif qui était mort dans l’attentat. J’ai d’abord voulu parler de Neil Levin, qui s’est avéré ne pas être un parent à moi, mais quelqu’un d’important. Si quelqu’un avait dû être prévenu de ce qui allait se passer, c’était bien lui. Je pensais clore le film sur son histoire. Puis j’ai rencontré le médecin légiste, qui m’a raconté son histoire. Il s’agissait aussi de se concentrer sur une histoire en particulier, mais j’ai choisi celle-là.
Quel sentiment prédominait, aux États-Unis, juste après le 11-Septembre ?
Il y avait à la fois de la tristesse et de la colère. De nombreux films se sont concentrés sur la tristesse. J’ai décidé d’explorer plutôt la colère. Il est incroyable de constater que seulement quatre ans après la tragédie, tout cela paraît si loin. Honnêtement, je ne pourrais pas faire le film aujourd’hui. Tant de choses se sont passées depuis. Ce serait plus difficile pour moi maintenant.
Comment a réagi Shaun Walker, de la National Alliance, à vos questions ?
Je l’ai appelé pour lui expliquer mon projet. Il m’a interrompu pour me dire : « Levin, je sais qui vous êtes, vous êtes Juif, vous êtes réalisateur, vous avez fait Gladiator Days (film sur la condamnation d’un néonazi condamné à mort dans l’Utah, ndlr). J’adore ce film et nous en vendons des copies pirates, dans le monde entier. Nous avons décidé de vous recevoir. Vous n’avez pas besoin de gardes du corps, vous serez en sécurité, je vous le garantis. » En arrivant, nous avions un peu peur d’être accueillis par une bande de skinheads armés de battes de base-ball. Face à lui, j’ai essayé de rester neutre. J’ai remarqué qu’il avait sa propre définition du Juif. Pour lui, Rupert Murdoch est un grand nom des médias, donc par définition il était Juif. Peu importe dans quelle église il allait, pour lui c’était un Juif.
Mais je n’ai pas eu de révélation avec lui comme avec Frank Weltner, celui qui dirige le site Jew Watch. Cela ne figure pas dans le film, mais je marchais dans son quartier avec lui, et il m’a révélé que dans sa jeunesse, c’était un radical de gauche, et qu’il s’était battu pour les droits civiques. J’étais abasourdi. Et tandis qu’il me décrivait son quartier, avec tous ces Juifs et ces Noirs qui détruisaient le quartier, je lui dis : « Frank, vous ne m’avez pas dit que vous étiez un défenseur des droits civiques dans les années soixante ? » Alors il s’est arrêté, et m’a dit : « Marc, parfois je me regarde dans le miroir, et je m’en veux. » C’était un moment de révélation assez étrange. Avec Shaun, je ne pense pas que j’ai trouvé cela.
Avez-vous des regrets ?
Je regrette de ne pas être allé dans les Universités et sur les campus, car c’est un sujet très sensible là-bas. À Columbia, il y a eu un certain nombre d’incidents, et j’aurais bien voulu tourner là-bas, inclure dans le film des séquences tournées à l’Université. Maintenant, j’ai envie d’aller montrer le film sur les campus des États-Unis.
Avez-vous fait ce film avant tout pour provoquer une prise de conscience ?
Le film est censé provoquer le dialogue et le débat. Il y a des fanatiques partout dans le monde, j’en ai rencontré. S’ils croient que leur haine est guidée par Dieu, tous ceux qui ne sont pas d’accord avec eux sont des cibles potentielles. Comment combattre cela ? Ce n’est pas une question juive. C’est la question que se posent tous ceux qui croient en un monde libre, ouvert et multiculturel. C’est la question que doit défendre la jeune génération, pour laquelle elle doit se battre. Personnellement je n’ai pas la réponse. Avec mon film, j’apporte des éléments, je fais le premier pas. Ensuite, si le film peut inciter les jeunes à se poser des questions, à réagir, alors c’est à eux de faire le prochain pas.
Peu importe ce que vous pensez de la guerre, de l’Irak ou de l’Afghanistan. Je pense que nous savons tous que ce sont des combats d’idées, de croyances, de conscience. L’art, la musique, le slam, le cinéma, la danse sont d’autres voies pour tenter d’expliquer ce qui se passe dans le monde. Il faut être créatif, et surtout engagé. J’espère que mon film n’est pas seulement considéré comme une présentation de ceux qui haïssent les Juifs et des rumeurs de complot. C’est mon point de départ, mais mon film ne parle pas que de cela.
N’est-il pas difficile de continuer à lutter quand on fait face à tant de haine, à des gens aussi aveugles ?
Beaucoup de gens me demandent si je suis plus déprimé maintenant, si je suis désespéré à force de parler à tous ces extrémistes. Bizarrement, et je ne peux pas l’expliquer, c’est tout le contraire. D’une part, je préfère savoir qui est mon ennemi. Je ne me fie pas aux journaux. Je préfère me faire ma propre opinion. D’ailleurs, si je les avais lus et écoutés, je ne serais pas venu en France, avec ce qui se passe en ce moment dans les banlieues. Tous mes amis me prenaient pour un fou de vouloir aller en France avec les Protocoles de la rumeur. Mais en arrivant, dans la voiture, je me demandais où était l’Armée, les incendies. Ça avait l’air d’être un jour normal. Je préfère donc voir par moi-même, plutôt que de simplement lire les journaux et écouter les hommes politiques. D’autre part, je trouve qu’on ne peut pas faire un film comme celui-ci sur les extrémistes, sans rencontrer tous ces gens qui travaillent chaque jour à creuser un fossé entre les différences culturelles, religieuses et raciales. Dans le film, je suis confronté à des extrémistes, mais je me sens plus fort. Cette expérience m’a permis de me rapprocher de ma judaïté. Cela me fait aussi penser à un vieux précepte juif : « Une bonne action peut sauver le monde. »