Vive rencontre avec la jeune et déterminée Shahrbanoo Sadat, réalisatrice de la belle chronique Wolf and Sheep en salles depuis le 30 novembre.
Votre film suit plusieurs fils narratifs en parallèle pour retranscrire la réalité d’une communauté. Comment en êtes-vous arrivée à cette structure pour votre film ?
Le processus d’écriture a été très long. Au début, je ne savais pas quoi écrire, seulement que je voulais partager avec les spectateurs mes expériences dans le village où j’ai grandi entre 11 et 18 ans. Donc j’ai commencé à écrire progressivement des histoires de la vie quotidienne, pour arriver à un script d’à peu près cent vingt pages. Ensuite je l’ai donné à lire pour avoir des retours, et les gens qui le disaient me demandaient qui était le personnage principal ! C’est à ce moment que j’ai réalisé que ce personnage principal, ce serait toute la communauté.
D’un autre côté, il faut savoir qu’en Afghanistan, les individualités ne sont pas très marquées : les gens agissent en groupe, disent les mêmes choses. Un peu comme un troupeau de moutons ! Donc il m’a été vraiment facile d’écrire les dialogues. Et ce script, je ne l’ai même pas utilisé pendant le tournage. D’abord, je l’avais écrit en anglais, et mes acteurs ne savaient même ni lire ni écrire. Et puis, je n’étais pas très directive sur les dialogues, les gens parlaient librement, et 85% de ce qu’ils disaient était déjà dans mon script.
Vous déclariez dans le dossier de presse vous être formée au cinéma en voyant beaucoup de films, et aussi, en mentionnant le cinéma afghan, que vous saviez quel genre de films vous ne feriez pas. Avez-vous été inspirée par des cinéastes ou des genres en particulier, en travaillant sur Wolf and Sheep ?
Oui, par les mauvais réalisateurs ! (rires) Et par les mauvais films sur l’Afghanistan. J’ai tenu à voir beaucoup de films sur l’Afghanistan, pour me rendre compte du regard des autres réalisateurs sur mon pays. Avant cela, j’ai vu des films sur l’Iran, par des cinéastes iraniens, français, américains, beaucoup de documentaires et quelques fictions. Pour l’Afghanistan, la vision que je tirais des films était vraiment… étrange, très touristique, je n’y retrouvais pas ma propre vision. Je suis devenue très critique envers ce cinéma-là, son détachement de la réalité du pays. Plus tard, je me suis retrouvée moi-même en situation de ne pas filmer l’Afghanistan réel, faute de pouvoir tourner sur les lieux exacts. J’ai dû recréer l’Afghanistan ailleurs [au Tadjikistan voisin]. Vous voyez, le mot « réel » me tenait vraiment à cœur : j’avais vraiment peur de me retrouver à mon tour dans le faux, comme dans les autres films. J’en étais obsédée ! Je supervisais tout, à la réalisation mais aussi à la logistique. J’ai acheté tous les accessoires pour le film, jusqu’aux détails les plus insignifiants, en insistant pour que tout vienne d’Afghanistan, on me disait « mais nous en avons aussi au Tadjikistan », mais c’est comme s’il manquait l’âme afghane ! Je voulais que les gens soient dans la plus pure réalité, avec leurs vêtements habituels, et je n’ai utilisé ni maquillage ni lumière artificielle.
Les autres réalisateurs faisaient peut-être de bons films, mais ce n’étaient pas des films sur le vrai Afghanistan, ils ne le connaissaient pas. Moi-même, quand je vivais en Iran enfant, je ne connaissais pas non plus mon pays. Je crois que le pire qui puisse arriver, c’est qu’avec tous ces films sur l’Afghanistan faits d’une certaine manière, les réalisateurs afghans n’osent plus s’exprimer personnellement, raconter leurs propres histoires : ils ont l’habitude de montrer leur pays de cette façon, et ont peur que personne ne s’intéresse à leurs films s’ils les font différemment.
Dans certaines scènes comme celle du retour des troupeaux après l’attaque des loups, vous parvenez à ce que plusieurs choses se passent dans le même plan. Je pense à un moment où des adultes discutent pour savoir comment dédommager les pertes, tandis qu’en arrière-plan les enfants bergers continuent d’être poursuivis par les parents qui leur jettent des cailloux. C’est comme si plusieurs événements étaient dirigés dans la même prise. Était-ce compliqué, au tournage, de diriger autant de monde pour faire des choses différentes ?
En fait, ce genre de scènes, avec la foule, étaient vraiment les plus faciles à tourner ! Savez-vous quelles étaient les plus compliquées ? Un simple plan où un troupeau de moutons avance de droite à gauche. Cela nous a pris tout un après-midi, des heures et des heures de tournages. Nous avions un troupeau de cent moutons et chèvres, et chacun partait dans une direction différente ! Dommage que vous ne me voyiez pas dans le film, mais mon assistant et moi étions là avec des bâtons pour rassembler les bêtes.
Pour les scènes avec tout le monde, on ne faisait qu’une seule prise, longue ; celle du retour du troupeau durait 45 minutes, et on a raisonné comme pour un documentaire, on s’est dit « on l’a maintenant ou on ne l’aura pas ». Je ne répétais pas les prises, parce que sinon les gens commençaient à surjouer, et je voulais qu’ils soient le plus naturel possible. Alors pour cette scène, cinq minutes avant de filmer, je leur ai dit : « Ces enfants gardent vos troupeaux, vous les payez avec du blé à la fin de l’année. Et là, au milieu de la journée, ils reviennent parce que des loups les ont attaqués. Qu’allez-vous faire d’eux ? Allez-y ! » Et on commençait à tourner. C’était aussi facile que ça. Mais plus jamais je ne travaillerai avec des troupeaux !
Les acteurs adultes étaient-ils professionnels ?
Non, ils étaient de la famille des enfants. Ils ne souhaitaient pas les laisser partir au Tadjikistan. J’ai commencé par leur expliquer comment on travaille au cinéma, mais cela ne faisait que compliquer les choses ! J’ai fini par les intégrer au film, et comme ils voyageaient par familles de trois ou quatre, ils se sentaient plus à l’aise.
Les enfants crèvent facilement l’écran, on arrive à y distinguer les individualités. Pour les adultes, c’est un peu moins évident, néanmoins il y en un qui semble se détacher du lot, une sorte de marchand, de médiateur qui interfère régulièrement entre les villageois. Ce personnage correspond-il à un rôle qu’on retrouve dans les villages afghans ?
Les personnalités des adultes ne m’intéressaient pas, pour moi ils n’étaient qu’un groupe. Je voulais montrer cette communauté à travers le regard des enfants, c’est pourquoi j’accordais plus d’attention à leur personnages.
Les médiations entre adultes sont généralement faites par les mollahs, mais je ne voulais pas parler de religion, alors j’ai omis tout religieux de la communauté ! Quant au personnage dont vous parlez, peut-être percevez-vous son rôle comme celui d’un médiateur, mais ce n’était pas mon intention. Ce n’est pas un personnage typique des villages.
Qu’est-ce qui vous a inspiré d’inclure les plans fantastiques nocturnes au milieu des scènes de jour rigoureusement réalistes ?
Dans cette région au centre de l’Afghanistan, les deux plus grandes sources de peur sont la nuit, qui est très noire, et les loups gris qui vivent là. Pour pouvoir dépasser ces peurs, dans ces montagnes coupées de tout où il n’y a ni électricité ni télévision ni radio, où les gens ne sont pas instruits, on se raconte des histoires. J’ai voulu raconter cela, parce que pour moi cette fantaisie nocturne est en continuité avec la réalité du jour. Les gens ont beaucoup de croyances, ils croient en l’existence de ces créatures, certains vont jurer les avoir vues. J’ai respecté cela, c’est pour moi la partie la plus documentaire de tout le film, pas du fantastique !
Une question un peu cliché pour finir : avez-vous d’autres projets de films actuellement ?
Je suis habituée aux clichés ! (rires) J’ai un gros projet de cinq longs-métrages, indépendants mais avec des connexions, des personnages communs mais des acteurs différents. Wolf and Sheep était le premier, je travaille sur le deuxième.