Xanaé Bove, réalisatrice d’Ex-TAZ Citizen Ca$h, a réalisé une dizaine de court-métrages de fictions ou vidéos à la lisière fiction/expérimentale. Elle a obtenu la Coupe Juliet Berto. Elle présente Ex-TAZ Citizen Ca$h au cinéma le Saint-André-des Arts jusqu’au 28 mars 2016.
Critikat : Quelle définition vous semble la plus juste de Ex-TAZ Citizen Ca$h , film documentaire ? S’agit-il davantage d’un film « sur » la musique, sur un art de vivre, sur un âge d’or de la fête (clandestine, insouciante, invisible) ? Ou bien doit-on parler d’un docu sur un mouvement libertaire ou encore une révolte d’inspiration situationniste ?
Xanaé Bove : Je ne suis pas très friande de définitions, là-dessus, je me sens proche de Pat Ca$h, qu’Ariel Wizman [l’un des témoins interviewés dans le film, NDLR] définit comme un « escapiste ». À savoir quelqu’un qui fuit les étiquettes et qui, quand on croit le cataloguer, lui attribuer telle chapelle, s’est déjà envolé vers une autre…
Ex-TAZ Citizen Ca$h est avant tout un documentaire sur l’underground parisien entre 1987 et 1994, puis sur la « T.A.Z. » (je vais y revenir) et sur le sur le désir de décloisonner la société. Son fil rouge narratif est un certain Pat Ca$h, un personnage bien réel qui a animé une certaine scène parisienne dans ces années-là. Véritable métaphore de la T.A.Z., Pat Ca$h a disparu une fois qu’il a été trop médiatisé ; dans son essai culte, Hakim Bey définit en effet la « T.A.Z. » comme « un espace de liberté éphémère, réel ou virtuel, appelé à se dissoudre pour resurgir ailleurs, dès qu’il est nommé. » C’est l’essayiste américain, Hakim Bey, qui a créé fin 80 ce nom, « TAZ », acronyme de Temporary Autonomous Zone, soit « Zone d’Autonomie Temporaire ». Donc, par essence, la T.A.Z., c’est tout ce qui se rapporte à l’underground. Au-delà, pour rebondir sur vos hypothèses : ce n’est pas un documentaire sur la musique mais sur ce qu’a généré un nouveau courant musical, une nouvelle façon de sortir, de faire la fête. C’est avant tout un témoignage de l’intérieur sur cette époque par les gens qui l’ont vécue, des gens libres, activistes ou témoins, ayant sinon un état d’esprit libertaire, du moins un goût pour la liberté, ça oui ! Une époque révolue, mais… dont l’état d’esprit demeure – différemment, bien sûr. Un âge d’or des premières raves et bien sûr, de fêtes plus insouciantes car il y avait plus de liberté fin 80 que maintenant, ça, je crois qu’on sera nombreux à être d’accord là-dessus. Une révolte « situ », non. Plutôt l’insurrection que la révolte, pas l’idée de tout casser pour ne rien construire mais plutôt de casser les murs, les cloisons entre les races, les gens… comme l’exprime parfaitement Manu Casana, acteur majeur de la scène française punk, puis techno.
Quel désir a motivé ce projet, comment a-t-il mûri, comment s’est passée votre enquête sur ces « années folles » ? Votre projet a-t-il été bien accueilli par ceux qui ont fait cette époque ?
Ex-TAZ Citizen Ca$h s’est imposé d‘abord comme un accident, puis une nécessité. Alors que j’avais écrit un long-métrage de fiction en ayant en tête de le proposer à la comédienne Léa Drucker et à Solo, DJ et producteur de hip-hop, tous deux se sont lancés sur cet espace des possibles qu’était le Paris du début 1990, qui était la toile de fond de mon projet de fiction, mais pas du tout le sujet : Léa et Solo étaient censés interpréter des anciens « teufeurs » reconvertis dans le bien-être. J’ignorais qu’ils se connaissaient, encore moins qu’ils avaient tous deux côtoyé le mythique Pat Ca$h. La phrase qui a tout déclenché, c’est Solo disant « Paris nous appartenait, tout était possible », qui fut suivi par un échange rocambolesque sur Pat Ca$h. Là, je me suis dit : « C’est ça que tu dois faire et pas ton projet initial ! » J’ai eu ensuite un peu d’appréhension car je n’avais jamais fait de documentaire. En avais-je envie, serai-je à la hauteur ? J’adore raconter des histoires ou qu’on m’en raconte et là, dès que j’ai commencé à rencontrer des acteurs de cette époque, j’ai été servie ! J’ai été reçue avec beaucoup de générosité et d’enthousiasme, c’était galvanisant. En ce qui concerne l’enquête, il serait non seulement trop long de raconter ces deux ans de travail en quelques lignes, mais en plus, je préfère garder un peu de mystère sur les coulisses… Comme le dit la voix off du film : l’enquête s‘est déroulée « comme un tapis volant soyeux avec parfois des loupés dans les loopings ». Voilà : c’était fluide, avec parfois quelques couacs.
Ex-TAZ Citizen Ca$h comporte peu d’images de ces fêtes, du fait notamment de leur clandestinité. Comment avez-vous joué de ce manque d’images dans votre réalisation ? Seriez-vous d’accord pour définir Ex-TAZ Citizen Ca$h, comme un film sur l’absence d’images ?
Par-delà la notion de clandestinité, souvenons-nous que même début 90, seuls les professionnels avaient des caméras, qui étaient des gros machins à l’époque, type Bétacam ou Umatic. Pas évident de filmer avec ça ! Et puis, aussi, contrairement à l’ère 3.0 du selfie, les gens ne tenaient pas à tout prix à être filmés ou pris en photos. Au contraire !… Comme le dit joliment une des personnes interviewées, « Je n’ai pas d’autres images que mentales ». Avant tout, Ex-TAZ Citizen Ca$h est un film « in your face », des témoignages qui se répondent les uns les autres, quelque chose de rugueux, frontal dans lequel parfois il y a des immersions oniriques, dues à des remontées de souvenirs, traités en surimpressions. Quelques plans furtifs des fêtes apparaissent sur le visage d’un tel, comme un retour mémoriel, un rêve, une rave…
Le personnage de Pat Ca$h, entre Moïse, Warhol et Rocambole… on sent derrière ce personnage bien réel bouger une foule de héros imaginaires, entre Arsène Lupin, Fantomas et Belphégor. Avez-vous envisagé, ou envisagez-vous une fiction sur ce Robin des Bois moderne ?
Non. Car comme je vous l’ai dit c’est un projet de fiction qui m’a indirectement amenée à faire ce documentaire. J’envisage ce film quasiment comme un thriller autour de Pat Ca$h. De plus, je pense qu’on en a assez vu et dit sur lui pour ne pas « user » le spectateur. Revenir à mon projet initial de fiction, peut-être ?
Certains témoins de cette époque – Ariel Wizman, Léa Drucker – sont devenus des personnalités médiatiques ou artistiques aujourd’hui. Ex-TAZ Citizen Ca$h est-il selon vous un film pour happy few ?
Bien au contraire, mon film, comme ses protagonistes, œuvre à 100% pour le décloisonnement et ce qu’on appelait à l’époque le cross-over : la mixité, le mélange. Ex-TAZ Citizen Ca$h raconte l’arrivée des raves qui ont justement éradiqué l’esprit happy few, « V.I.P.» qui régnait fin 80 dans les boîtes de nuit parisiennes, telles les Bains, le Palace.
Que répondez-vous à ceux qui qualifieront Ex-TAZ Citizen Ca$h de film nostalgique ?
Tout simplement que je ne le considère pas comme un film nostalgique, mais la célébration d’une époque, certes révolue, mais dont l’état d’esprit demeure. La seule personne interviewée qui au départ, craignait « ce truc de vieux con » (je cite) qu’est la nostalgie, a été, paradoxalement, la seule personne nostalgique que j’ai rencontrée ! La définition même de la nostalgie est : « tristesse due à l’éloignement de son pays natal, regret pour le passé » ou encore : « regard attendri ou désir vague accompagné de mélancolie ». Vous trouvez les gens tristes ou mélancoliques dans le film ? On m’a parfois reproché un rythme trépidant, dû à l’enthousiasme et l’excitation des acteurs de l’époque, mais on ne m’a jamais reproché que ces acteurs expriment une forme de mélancolie. Tous sont encore dans l’action. Bien sûr, ils parlent avec joie d’un passé excitant mais ça ne les rend pas no future ou passéistes !
Vous citez Hakim Bay et la « pénétration du Merveilleux dans la vie réelle » : que reste-t-il aujourd’hui selon vous de la poésie et de la liberté incarnées par les agitateurs de cette scène ludique ? Doit-on constater comme Ariel Wizman que tout cela a fini dans l’ « évènementiel » ?
Comme c’est souvent le cas pour l’underground, l’avant-garde, il y a un phénomène de récupération, notamment, tous ces trucs d’événementiel et de comm’. Mais, il y a également, une transmission de savoir. Vous évoquiez en début d’entretien les « situs » : l’insurrection joyeuse évoquée dans mon film découle naturellement de Debord, des situationnistes. De même que le savoir-faire des hippies a servi aux punks, puis aux premiers raveurs. Elle sert et servira à d’autres. Heureusement, face à la muséification, gentrification des villes, il y a de la riposte. Un minimum…