20h, dimanche soir, à cinquante mètres de la frontière catalane, une petite troupe polyglotte se masse autour de Patrick Viret. (…) Le directeur domine son auditoire et fait régner le silence en brandissant solennellement les trois caisses de Banyuls promises aux lauréats. La scène résume à elle seule la recette unique de ces Rencontres en goguette : un saladier de cinéastes décontractés, un soupçon de dérision et un esprit « bonne franquette », à faire tremper 72 heures dans un cocktail de piquette, de bière et de Banyuls. Desservir le tout sur un quai de la gare de Lyon un lundi matin, et observer les festivaliers regagner, hébétés, la termitière anonyme du métro parisien.
Trois jours ne sont pas de trop pour s’imprégner d’un esprit si frondeur. Trois jours pour se déprendre de la litanie habituelle des prix, des pronostics et des petites manœuvres intéressées qui éloignent les festivaliers des films, et le cinéma de ses découvreurs. C’est l’affirmation de ce « fait maison », doublé de la conviction « banalyste » que des vraies rencontres ne sont possibles qu’en petit comité (probablement héritée de la « Banalyse », nous glisse Arnaud Hée, du nom de ce mouvement des « analystes du banal », auto-supprimé pour avoir fédéré trop de monde et auquel Patrick Viret a consacré un documentaire), qui font des Rencontres de Cerbère-Portbou rien moins que le candidat idéal au titre « d’Antonyme Officiel du Festival de Cannes ».
C’est dire si la présence pachydermique de Wim Wenders et Dani Karavan, à l’occasion d’un hommage rendu à Walter Benjamin – qui s’est donné la mort à Port-Bou en 1940, où se dresse depuis un mémorial signé de l’architecte israélien –, eut l’effet d’un couple de mammouths dans un magasin de porcelaine. Et pour cause, sitôt Benjamin expédié, résumé vite fait bien fait à une figure de « migrant-juif-suicidé » (merci pour lui), les deux compères déchirèrent la camisole de sérieux qui semblait les embarrasser pour se livrer au Muppet Show que tout le monde attendait. Ce soir-là, attablé devant un troquet Catalan, on surprit le banalyste Viret déplorer l’affluence record de cette commémoration en grande pompe. C’est qu’aux Rencontres de Cerbère-Portbou, on préfère au succès public le privilège d’une expérience originale. On pourrait appeler cela du snobisme, mais qui d’entre le directeur qui connaît chacun de ses convives, et celui qui regarde le public comme un comptable sa page de chiffres, est réellement le plus snob des deux ?
Le paradoxe du chirocephallus diaphanus de Schrödinger
Heureusement, côté Cerbère, le Belvédère du Rayon vert offrait un tout autre programme. Les Rencontres consistent en une série de cartes blanches données à des programmateurs ; lesquels, avisés de l’esprit frondeur et « frontiériste » qui y règne, invitent des cinéastes dont les films sont moins susceptibles de se détacher du lot – comme c’est le jeu, en festival – que de faire corps avec l’esprit du lieu. Entre ciel, terre, mer et rails, le bâtiment du Belvédère, antique dentelle de béton en lambeaux, offre un écrin idoine au syncrétisme de ces Rencontres. S’y déploient donc des films de frontières : essais, films expérimentaux, films d’artistes, à cheval sur la fiction et le documentaire ; tout un potager de propositions formelles dont le réel serait le noyau secret. À ce titre, c’est tout naturellement qu’une carte blanche était donnée au Cinéma du Réel, représenté pour la quatrième fois en la personne d’Arnaud Hée, qui présenta cette année Strange Particles de Denis Klebleev. Denis Klebleev dont l’invitation charriait une belle histoire : étudiant et chef opérateur de Marina Razbejkina, invitée elle aussi pour L’Axe optique, le cinéaste russe vint illustrer l’adage selon lequel, parfois, l’élève dépasse le maître. Il faut dire qu’en portant toute son attention sur son personnage de physicien sidéré, le filmage de Klebleev, invisible, fait pousser dans le dos du réel une délicieuse uchronie. Magnétisé par son protagoniste, le film se dissout peu à peu dans ses visions démentielles, orchestrant discrètement l’hypothèse d’un simulacre du monde – ou du moins sa mise en doute. Drôle sans virer à la goguenardise, ce petit théâtre de l’hébétude, entre des étudiants perdus par l’explication du paradoxe de Schrödinger et un prof complètement hermétique aux séductions de l’adolescence, aboutit malicieusement à un épilogue pour le moins équivoque : l’hurluberlu, seul dans un square, semble commander le vol de pigeons à distance. Réalisée sans trucage, la scène accrédite en quelques secondes l‘hypothèse d’une abstention des lois physiques de notre monde, faisant de ce prof en sandalettes le « Morpheus » incompris que personne ne voyait en lui. D’un programme que l’on croirait rugueux – les pérégrinations d’un prof de physique quantique en summer camp – Klebleev tire une étrange fable cartésienne : peut-être moins schrödingerienne, au fond, que wachowskienne.
Vertige à quoi n’aboutit jamais le documentaire de Marina Razbejkina, lequel, malgré un dispositif malin – en gros, des portraits photographiques par corps de métiers réalisés cent ans plus tôt sont installés in situ, incitant le chaland au petit jeu de la comparaison –, ne produit ni instantané de la société russe, ni aucun trouble. Ce qui semble malicieux au départ perd de son intérêt dans la durée ; à trop mendier les pépites comme un petit glouton, le film gobe, collecte et compile les anecdotes, mais ne raconte jamais rien. Klebleev, si brillant pour son propre film, promène ici sa caméra comme un touriste son œil dans un musée du petit peuple. Au point de prendre un tour complètement impudique quand le caméraman enregistre de près les contorsions pataudes d’une strip-teaseuse, que personne n’aura l’idée de couper au montage pour ne pas ridiculiser la jeune femme. (…)
Frontières
Il y a entre Cerbère et Portbou une très légère dissemblance. Côté français et côté catalan la même crique paisible, les mêmes restaurants de front de mer, la même plage artificielle, la même gare aux proportions internationales et les mêmes collines arides ; à tel point qu’en traçant une droite au niveau de l’ancienne guérite, on pourrait replier le paysage comme une feuille de papier, et faire se coller les contours des deux villes comme un calque parfait. À ceci près, donc, que Cerbère, contrairement à Portbou, est une ville totalement éteinte. Si bien que Portbou évoque un peu la phase éclose du chirocephallus diaphanus, quand Cerbère n’en serait plus que le fossile : une ville vivante et une ville endormie. Or, magie des cartes blanches, plusieurs films des Rencontres illustraient cette coexistence de la mort et de la vie sous un même toit. À commencer par le ciel toujours bas et toujours lourd du Trieste de Terra di Nessuno. Trieste, ville du nord de l’Italie, mais surtout cœur fatigué d’une Europe qui, dans le regard de Jean Boiron Lajous, en avait gros sur la patate. Sur les talons d’une jeunesse cosmopolite, le documentaire carbure à l’amertume et fait son nid d’un petit écueil : coupable de ne jamais chercher à convertir la loose de ses personnages en énergie du désespoir, la mise en scène bouche tous les pores de l’horizon (ciels chargés, postures alanguies, visages résignés et brumes obturantes) pour mieux se contenter des clapotis du renoncement. C’est d’autant plus regrettable qu’en explorant d’autres facettes de ses personnages, Terra di Nessuno aurait probablement dessiné, en creux, le portrait de cette génération qu’il ne parvient qu’à niveler par le gris.
Restent un regard enveloppant et une bienveillance cardinale, qualités qui faisaient cruellement défaut à un autre portrait de ville : Oiseaux de septembre, de Sarah Francis, dont le dispositif ingénu – une cabine en plexi itinérant dans les rues de Beyrouth, papamobile où s’invitent les passants – ne suffisait pas à masquer l’esbroufe du projet. Symptomatique de ces dispositifs qui dispensent les cinéastes d’un vrai point de vue, Oiseaux de septembre prétend brasser large mais ne produit qu’une litanie de banalités. En réalité, la star c’est le cube ; et le film, pure coquille vide, ne dit rien des gens qui s’y installent. Ainsi, à l’exploration originale que le film promettait, se substituent une série de portraits sidérés dont les acteurs, quidams ennuyés, ne savent plus quelle mine inventer pour camoufler leur embarras. Sentiment que New Territories de Fabianny Deschamps n’était pas prêt de provoquer. Tourné sous le manteau, seul film distingué par deux caisses de Banyuls, ce trip écarquillé à Hong Kong était peut-être le plus frontiériste de tous. Et pour cause, jamais frileuse, la cinéaste ne s’embarrasse pas des grands écarts : propulsé par deux publicités américaines vantant les mérites de la crémation hydraulique, le film évoque Paul Verhoeven puis Andorre de Virgil Vernier – pour l’ambition d’édifier une ville à l’aune de ses produits d’appels. Enseignes de luxe, miroirs, night-clubs, publicités, tunnels miroitants, tout l’apanage d’une conversion décomplexée aux règles du capitalisme hyperbolique. Tramé dans le réel, le récit progresse incidemment et fait de son argument ténu – l’engloutissement d’une femme dans la bouche ténébreuse d’une ville meurtrière – le point de départ d’un thriller SF sépulcral, et souvent sidérant. Aussi, que New Territories s’effiloche sur la fin et aboutisse à une boucle bidouilleuse constitue moins un défaut qu’une promesse : gommé de ces scories, le prochain film de Fabianny Deschamps ne pourra qu’être parfait.
Belvédériens
Alimenté chaque année par les productions de ses résidents – Fabianny Deschamps, lauréate, étant la prochaine sur la liste – les 11èmes Rencontres de Cerbère accueillait Jean-Claude Taki et Claire Childéric. Avec pour seule contrainte de faire apparaître le Belvédère, les deux films, très différents, partageaient peut-être sans le savoir un même sujet. En l’occurrence, celui jamais tari de la mort au travail : pas la mort même, mais la mort qui ne cesse de mourir, sa présence, plutôt que l’absence de vie à quoi le dictionnaire la résume paresseusement. C’est tout l’objet de Greek Salad de Taki, found footage un brin vaticinateur, qui plutôt que de bricoler un énième sarcophage à la rengaine momifiante de la mort du cinéma (chère à Godard, Daney et Deleuze, à qui le film dérobe un discours), postule que les images de cinéma, de leurs origines chronophotographiques (un fusil) à la « visée » qui les fait naître, coexistent depuis toujours avec le fantasme d’une mise à mort. Hypothèse malicieuse, qui ferait de l’histoire du septième art un registre de pulsions meurtrières, des cinéastes une bande d’assassins refoulés et du réalisateur de Greek Salad, composé d’images d’archives, un médecin légiste au-dessus de tous soupçons.
Aux antipodes, À Cerbère de Claire Childéric, filait le programme simple et néanmoins unique de s’intéresser à un peuple en hibernation. Plutôt que de chercher ce qui, à Cerbère, se rapporte au cinéma, le film recueille entre autres le témoignage de Jacky, gardienne historique du Belvédère : première âme des lieux, et seule personne que le grand écran, dans un univers où tout le monde s’acharne à trouver du cinéma sous le moindre caillou, indiffère complètement. Avec Jacky, une jeune fille et deux ouvriers de la SNCF, le film s’écarte délicatement de lui-même – au contraire de tant d’autres, qui ne font que se regarder – pour jeter son dévolu sur un peuple. Petite tradition charmante et un peu fanée, qui fait de Jacky, corps besogneux concédant n’avoir mis les pieds dans le cinéma du Belvédère que pour y faire le ménage, un beau personnage balzacien. À la réflexion, quoi de plus logique à ce qu’un vieux vaisseaux comme le Belvédère renferme des protagonistes qu’on croirait sortis d’un autre temps ?
C’est que tous les films, en somme, étaient à l’image du lieu de ces Rencontres, dont tout le monde prophétise la disparition. Pour en mieux comprendre le pessimisme, il faut peut-être savoir que le mouvement des banalystes s’est auto-supprimé, auto-jugé coupable d’avoir fédéré trop d’amateurs. Fléau du succès qui, un jour sûrement, finira aussi par avoir la peau de l’événement. C’est pourquoi, tant qu’il en est encore temps, on conseille aux curieux d’aller écouter la ritournelle festive de cette mort annoncée, que les habitués mâchonnent pour conjurer le sortilège, semblant oublier que Patrick Viret, en ouvrier banalyste, a peut-être chapeauté ces Rencontres pour le seul plaisir d’en fabriquer du souvenir.