L’évolution des Écrans documentaires est révélatrice de la dynamique actuelle du genre. Le festival, créé dans le Val-de-Marne en 1996 alors que le documentaire ne bénéficiait pas encore de la visibilité bienvenue dont il jouit aujourd’hui, se trouve confronté depuis quelques années à une concurrence, notamment parisienne, de plus en plus active. Pour garder sa place, il semble avoir fait le choix d’assumer un rôle de défricheur auquel son histoire et son rayonnement confèrent une réelle légitimité. Il ne conserve qu’une section compétitive, mélangeant courts et longs-métrages, et regroupant exclusivement des premiers ou deuxièmes films. Les avant-premières sont réunies quant à elles dans une section à part où des œuvres plus fédératrices ouvrent la programmation au grand public. Enfin, le programme conserve ses sections thématiques et ses rétrospectives qui abordent le documentaire sous un prisme politique et/ou expérimental.
Territoires de luttes
En consacrant une de ses sections hors-compétition à la question de l’hospitalité, le festival a sondé en profondeur une problématique agissant par ailleurs comme le fil rouge de toute cette édition : celle du territoire et de la façon de l’habiter. Le documentaire Ris-Orangis de Nil Yalter (1979) et surtout les films du Collectif Mohamed, tournés en 1980, capturent un état des cités nouvelles où le malaise des habitants (difficultés d’intégration, racisme, violence, détresse économique, etc.) s’incarne dans un urbanisme inachevé, les terrains vagues continuant de s’étendre aux pieds des barres d’immeubles, ces totems du modernisme. Le cinglant Zone immigré pointe les manquements politiques dans l’aménagement de ces territoires alors déjà laissés pour compte : les dunes se dressent toujours là où l’on avait promis un terrain de foot, les jeux vétustes pour enfants ressemblent davantage à d’anachroniques instruments de torture et l’implantation rectiligne des bâtiments apparaît tout à la fois comme un labyrinthe sans issue et comme l’image d’une ville carcérale à l’horizon bouché.
Ce constat rencontre trente ans plus tard le geste de Jean-Gabriel Périot dans Nos jours, absolument, doivent être illuminés (2012), court-métrage présenté au sein d’un programme consacré exclusivement au réalisateur. Dans ce film, le plus convaincant de la section, Jean-Gabriel Périot capture les visages de proches de détenus venus au pied du mur d’une prison écouter un concert organisé par les condamnés de l’autre côté de l’enceinte. Les voix tantôt résolues, tantôt hésitantes des chanteurs, qui restent toujours en hors-champ, viennent se superposer aux regards de ceux qui les reçoivent en silence. Ce dispositif un peu démonstratif pour dire l’invisibilisation se trouve dépassé d’une part par la puissance émotionnelle de ces petites voix qui traversent le mur de béton et, d’autre part, par l’authenticité des sentiments que la caméra dévoile sur les visages du public.
De territoire il fut également question dans la quasi-totalité des premiers films en compétition, qu’on le traverse du nord au sud (Sankara n’est pas mort de Lucie Viver), qu’on en explore les mutations politiques à l’aide d’images satellites (Hitch, une histoire iranienne de Chowra Makaremi, Prix des lycéens) ou en suivant ses exclus (Notre Territoire, Mathieu Volpe), qu’on le fantasme comme dans un conte noir (La Vida en común de Ezequiel Yanco), qu’on y projette une certaine nostalgie du pays perdu (Les Herbes folles de Dounia Wolteche-Bovet), ou encore qu’on le creuse pour en déterrer les vestiges d’une guerre passée (Nothing to be afraid of de Silva Khnkanosian, Prix des Écrans documentaires, qui suit un groupe de démineuses dans les montagnes du Haut-Karabakh).
Paysages en question
Paysage ordinaire de Damien Monnier propose une étude exhaustive de la question. À partir d’une vieille photo de sa famille de paysans, le réalisateur interroge les enfants sur le cliché, devenus agriculteurs à leur tour, et établit ainsi une histoire sociale, économique et topographique des mutations du monde rural depuis l’après-guerre. Débordant rapidement du cadre du film de famille, le réalisateur enquête à différentes échelles qui, toutes, se recoupent : à l’intérieur des granges où la mécanisation s’est faite à double tranchant, dans l’enceinte des fermes poussées à s’étendre, au sein des coopératives tentant d’organiser une solidarité et jusque dans le paysage de toute une région où les éoliennes et les zones commerciales dédiées aux produits agricoles voisinent avec des exploitations géantes de plus en plus hégémoniques.
À l’inverse, Rosine Mbakam s’en tient, dans Chez Jolie Coiffure, à un seul lieu, un salon exigu du quartier de Matongé à Bruxelles où se sont regroupés les diasporas camerounaises et congolaises dans des conditions précaires. Sabine, la gérante originaire du Cameroun, a elle-même fuit une forme moderne d’esclavage au Liban et espère obtenir la nationalité belge. Ce huis-clos n’en est pas moins ouvert aux problématiques de tout un quartier qui condensent, en vérité, nombre de réflexions plus globales autour de la migration. Alors que les clientes, les amis, les livreurs viennent se confier dans la petite échoppe, la vitrine sur la rue laisse deviner une réalité sociale implacable : ici des blancs en recherche d’exotisme viennent se promener dans le quartier comme l’on visiterait un zoo, là une bagarre éclate sous un prétexte futile, ou une descente de police impromptue force tous les commerçants à se cacher dans le noir. Sur cette violence, Rosine Mbakam pose un regard parfaitement irréprochable. Laissant toute la place à son personnage, elle ne cherche pas pour autant à dissimuler sa propre présence ; au contraire, elle parvient à transformer la difficulté technique du projet (à plusieurs reprises le film donne à voir l’étroitesse du lieu de tournage) en sa principale qualité (la proximité forcée avec ceux qu’elle filme permet d’instaurer un rapport familier et naturel à la caméra). En scrutant au plus près les gestes de Sabine et de ses apprenties, la cinéaste réalise également, l’air de rien, un très beau film sur le travail, où chaque mèche de cheveux devient l’expression d’une dextérité saisissante.
Comme pour Paysage ordinaire, c’est une photographie qui est à l’origine de La Strada per le montagne. Micol Roubini part à la recherche de la maison de son grand-père en Ukraine, dont elle a conservé un cliché. Arrivée dans le pays, elle se rend compte que son emplacement se trouve aujourd’hui sur le terrain d’un sanatorium déserté construit à l’époque soviétique et gardé par des hommes en armes. Cet édifice inaccessible qui occupe le centre de la ville, mais que personne ne semble vouloir voir, devient la métaphore d’un autre point aveugle, le passé terrifiant dont la réalisatrice prend peu à peu conscience : la ville a été le théâtre de massacres pendant la Seconde guerre mondiale. La caméra de la jeune femme qui a du mal à se faire accepter par une population récalcitrante à regarder son histoire en face, cherche à tâtons dans la nuit ou dans les forêts qui enserrent la vallée à retisser le fil de la mémoire et à comprendre ce lieu d’apparence hostile.
Le festival s’est terminé par un hommage au G.R.E.C. (Groupe de recherches et d’essais cinématographiques) à l’occasion de son cinquantième anniversaire en proposant une sélection de films allant des années 1970 à aujourd’hui. Parmi eux, Entering Indifference. Lettres de Chicago de Vincent Dieutre, autre exploration du paysage. Tourné en 2000 au début du cinéma numérique avec une caméra DV, ce court-métrage expérimente la spontanéité permise par ce nouveau médium, ainsi que ses possibilités formelles, notamment lors d’un très beau plan fixe qui se rejoue en boucle dans une surimpression de plus en plus marquée. Le film confronte une parole intime (la lettre lue en voix-off semble adressée à un ancien amant) à une exploration de la ville américaine dans une atmosphère de chute de « l’Empire » prenant tout son sens aujourd’hui – les attentats du 11 septembre ont eu lieu peu après le tournage. Alors que défilent les avenues, les buildings et les stations de métro, Vincent Dieutre questionne autant sa propre solitude que le devenir d’une civilisation sourde à la catastrophe qui s’annonce. La forme épistolaire semblait résumer le ton général de cette édition où, sur le mode de la confidence, les réalisateurs nous ont envoyé des nouvelles de leurs territoires.