En décernant l’Ours d’or à Synonymes, le jury de la 69e Berlinale a fait honneur à la part la plus aventureuse de sa programmation, particulièrement représentée dans les sections Forum et Forum Expanded. Nadav Lapid s’inspire pour ce film d’un épisode de son histoire personnelle : son arrivée à Paris au début des années 2000, déclenchée par un besoin soudain de rompre avec son pays natal, Israël. Son alter ego se prénomme Yoav et le récit de son installation à Paris se déroule en l’absence d’enjeu narratif conventionnel : des objectifs occupent un temps l’esprit et le corps de Yoav, sans jamais rien enlever à l’absurdité générale de son existence. Le premier sera de survivre à une froide nuit d’hiver, ce qu’il parviendra à faire avec l’aide d’un couple de bienfaiteurs, Caroline et Émile, qui deviendront bientôt de proches amis. Le deuxième, de perfectionner un français déjà littéraire mais pourtant approximatif, ce qui s’avère d’autant plus nécessaire que, dans sa volonté de s’affranchir de son identité israélienne, Yoav a décidé de ne plus prononcer un mot d’hébreu.
La charge contre Israël portée par le film à travers son personnage n’a d’égal que son regard grinçant sur la France des années 2000 – pour exemple, le film met en scène l’emploi très orienté du mot « laïcité » au cours d’une formation aux « principes et valeurs essentiels de la République » pour les aspirants à la nationalité française. La satire n’est toutefois qu’un aspect secondaire d’un récit avant tout existentiel, questionnant la possibilité même de s’affranchir de son identité première. Nadav Lapid manifeste le caractère profond, forcément corporel d’un tel projet, d’abord par le choix de son interprète, le nouveau venu Tom Mercier, dont le charisme singulier imprègne chaque plan ; Quentin Dolmaire et Louise Chevillotte, également excellents dans le rôle des bienfaiteurs, lui apportent un séduisant contrepoint. C’est ensuite par le travail de la langue que s’expriment les enjeux identitaires. Les dialogues ne sont ici jamais naturels ou réalistes et font ainsi affleurer le caractère matériel des mots. Ce parcours se raconte enfin et surtout par une mise en scène volontairement abrupte qui ne cesse de prendre le spectateur au dépourvu. C’est donc dans un présent intense et fuyant que nous accompagnons un étranger érotisé, manipulé et bientôt désillusionné dans une ville qui s’offre d’abord à lui pour mieux lui résister par la suite.
Un autre film semi-autobiographique aura illuminé cette Berlinale : The Souvenir, présenté pour la première fois en Europe dans la section Panorama, après une première à Sundance. La britannique Joanna Hogg y porte un regard tout aussi complexe sur son propre passé, à la fois tendre et distancié. L’alter ego s’appelle cette fois Julie. Au début du film, elle a 24 ans et intègre une école de cinéma, dans l’espoir de quitter sa confortable bulle sociale et de se confronter au monde extérieur. C’est toutefois de sa rencontre avec Anthony que viendra sa première expérience d’une réelle altérité. Cet homme plus âgé se plaît à lui expliquer comment envisager son cinéma et sa vie, et Julie semble effectivement penser à ce stade qu’elle a besoin de tels éclaircissements. Elle finira pourtant par se montrer plus apte à l’existence que celui qui deviendra son amant.
Produit sans scénario, The Souvenir a été tourné dans l’ordre et les acteurs ont reçu au jour le jour les instructions concernant les scènes à jouer, ce qui a sans doute contribué à l’intensité émotionnelle du film et à l’étrange sentiment de flou qu’il dégage. Tout comme Nadav Lapid, c’est avant tout par son inventivité que Joanna Hogg parvient à donner toute sa densité à une histoire qui, autrement traitée, aurait pu s’avérer parfaitement banale. Elle parvient à semer dans chacune de ses images quelque chose de déstabilisant : un angle contre-intuitif, un obstacle en avant-plan, un grain envahissant. Son génie tient également à sa façon de réinventer la notion même d’événement. Ici, des incidents anodins ne prennent leur pleine signification que plus tard, tandis que les rebondissements majeurs ne cessent d’être éludés. Ces choix ne relèvent aucunement d’une coquetterie ou d’un manque de générosité : par ses vides et ses pleins, le film restitue avec une grande justesse la possibilité que quelque chose qui était sous nos yeux depuis longtemps reste invu. Elle rend compte de ce gouffre qui peut séparer le soi rationnel du soi amoureux.
Vertus critiques des ruptures de ton
Demons de Daniel Hui, présenté dans la section Forum, est également un film tourné sans scénario, selon une méthode qui combine conceptualisation, liberté formelle et amateurisme revendiqué. Le réalisateur a expliqué à Berlin que le film était issu de nombreuses conversations avec Yang Yanxuan Vicki, actrice principale du film, mais avait été largement improvisé au moment du tournage afin que le résultat soit également le plus imprévisible possible pour le spectateur. Le film exprime un rapport ambigu au cinéma : dès les premières minutes, sur une musique easy listening incongrue, un metteur en scène de théâtre somme ses comédiens de s’abandonner totalement à lui comme à un père , avant que Vicki ne se précipite aux toilettes pour vomir. Nous suivrons la jeune actrice dans la préparation d’un spectacle marquée par le comportement ambigu du metteur en scène et par des visions inquiétantes, notamment celle d’un double qui semble vouloir prendre contact avec elle. De bout en bout, Demons construit une critique sévère du potentiel de nuisance des puissants sur des bases surréalistes et parfois comiques.
L’aspect chaotique du film n’est donc pas le fruit du seul manque de moyens, mais avant tout d’une volonté de s’affranchir des codes d’un art basé sur une forme de manipulation – des acteurs par le réalisateur, des spectateurs par les images. Sous ses airs de série Z, Demons est tout aussi fin que The Souvenir dans son expression de l’expérience traumatique – comme Joanna Hogg, Daniel Hui occulte parfois les événements les plus importants pour mieux exprimer leurs effets pervers. Le film semble vouloir exorciser une inquiétude face à la pratique même du cinéma et à sa consommation. Puisant dans les lieux communs du genre fantastique, le film regorge par ailleurs d’inventions visuelles. Dans ses images en 16 mm, qui rappellent parfois celles de Kenneth Anger, la matérialité de la pellicule s’expose, mise en évidence par des effets de matière (brumes, lumières colorées et peaux). En mêlant les registres et les genres, Demons rejette la façon binaire dont nous tendons à percevoir le monde et s’affirme comme l’un des objets les plus singuliers présentés lors de cette Berlinale.
Présenté dans la section Panorama, le premier long métrage de Caroline Poggi et Jonathan Vinel est marqué par une semblable oscillation entre la satire et l’horreur, bien que construite de façon moins organique. Jessica Forever mêle des éléments d’anticipation, de fantastique, de drame romantique ou encore de comédie. Nous y découvrons un monde au premier abord proche du nôtre, où évoluent des « orphelins » au comportement violent, ce qui leur vaut d’être pourchassés par les autorités par le biais de drones meurtriers. L’héroïne du film se dresse contre ces persécutions et recueille des orphelins pour les protéger de ces menaces mais également d’eux-mêmes. Elle tente de faire renaître la bienveillance en ces hommes, reclus autour d’elle dans une maison. Se développe ainsi une métaphore politique qui questionne la façon dont une société traite les éléments perturbateurs qu’elle a elle-même produits. Les fils adoptifs de Jessica, dont la violence semble conforme au stéréotype de la virilité, font également preuve d’une immaturité qui fait sourire – bien qu’adultes, ils se nourrissent toujours de Rice Crispies et de Sunny Delight. On ressent néanmoins une hésitation chez les réalisateurs entre leur volonté d’en faire des figures et leur désir de construire des personnages. La rencontre de jeunes femmes par les deux orphelins introduit notamment dans le récit un sentimentalisme qui se marie mal avec un film qui, globalement, ne se joue pas sur un plan émotionnel. De même, le contraste entre le caractère absurde et humoristique de certains passages et le traitement très premier degré du personnage de Jessica enraie sans cesse la mécanique métaphorique. Le projet manque donc peut-être de cohérence, mais il regorge cependant de tentatives, d’inventions et d’images fortes souvent dérangeantes.
Des films parlés
Frank Beauvais présentait également à Berlin son premier long métrage après s’être illustré dans des formats courts. Dans Ne croyez surtout pas que je hurle (section Forum), le cinéaste relate au présent et à la première personne un période récente de sa vie, passée dans un village isolé d’Alsace entre le moment de sa rupture avec l’homme avec qui il vivait et son déménagement à Paris. Des mois de solitude durant lesquels les principaux compagnons de Frank Beauvais auront été des films, regardés compulsivement plusieurs fois par jour. Les images de Ne croyez surtout pas que je hurle sont tirées de plus de quatre cents œuvres vues durant cette période. Des extraits dont il est souvent difficile d’identifier la source, non seulement car beaucoup sont très brefs et tirés de films obscurs, mais aussi parce que le réalisateur en retient moins volontiers des visages que des mains, silhouettes et objets. Sa voix, qui débite son texte sans s’attarder sur un ton monocorde, produit un effet hypnotique. Elle nous fait entrer avec lui dans ce tunnel d’images agissant comme « des miroirs et non des fenêtres », qui ont un temps regardé le narrateur et qu’il regarde aujourd’hui de nouveau pour en faire un autre film. Ne croyez surtout pas que je hurle se présente donc simultanément comme le récit d’une détresse et d’une libération. Les images semblent devenir enfin des interlocutrices en répondant à la parole qui flotte au-dessus d’elles. Car leur flux circule à un rythme irrégulier et se montre de nature changeante : tantôt les extraits illustrent de façon plus ou moins littérale les mots prononcés, tantôt ils en proposent un commentaire espiègle. À d’autres moments, le rapport image-texte se fait plus énigmatique, produisant des impressions qui résistent à la catégorisation et participent d’une poétique. En préservant le mystère infini des images, le film célèbre ce puits sans fond qu’est l’histoire du cinéma, qui permet de continuer à regarder la vie de biais lorsque nous n’avons plus la force de l’affronter de face.
Autre film-cri présenté au Forum, Mother, I Am Suffocating. This Is My Last Film About You. proposait également une expérience proche de la transe, dans un tout autre style. La voix que nous entendons ici est féminine et s’adresse à sa mère. Le son est saturé, le texte d’un lyrisme virulent. À l’image, des paysages africains s’offrent dans toute leur majesté et quelques vignettes se donnent à voir dans un noir et blanc contrasté : une femme porte une croix à travers un village, une autre tricote compulsivement le fil enroulé autour de la tête d’un enfant. Autant d’images qui pourraient paraître lourdement symboliques si elles n’étaient vues par le prisme d’un œil extrêmement aiguisé qui les transfigure. Lemohang Jeremiah Mosese ne cherche ni le beau ni le laid mais une intensité de tous les instants, par des angles dérangeants et un ralenti qui nous suspend au mouvement des images. Les symboles religieux que le film reprend se heurtent par ailleurs au son dur de la voix. On l’aura compris à ce stade : la mère à laquelle celle-ci s’adresse est la personnification d’une entité plus large – le Lesotho, pays d’origine du cinéaste, voire l’Afrique toute entière. Lemohang Jeremiah Mosese prend ainsi le contrepied de l’exotisme qui caractérise souvent les regards portés sur le continent, surtout par des étrangers mais aussi parfois par les cinéastes africains eux-mêmes. Il exprime un attachement mêlé de frustration et de haine à sa terre natale, dont il refuse d’accepter la violence. Il s’avère que la voix parle depuis Berlin – elle est celle, ambiguë, d’un exil aussi apaisant que cruel.
Comme Lemohang Jeremiah Mosese, Shelly Silver donne la parole à un personnage fictif, mais celui-ci s’exprime davantage comme dans un roman. La narratrice japonaise de A Tiny Place That Is Hard to Touch (section Forum Expanded) commence par décrire sa rencontre avec une Américaine, dont elle sera la traductrice. Alors qu’une relation naît entre les deux femmes sans nom, la Japonaise insère régulièrement dans son récit les histoires qu’elle raconte à son employeuse et amante. Des contes futuristes, qui voient les êtres humains perdre leurs organes génitaux avant que ceux-ci ne repoussent au son de la musique, ou bien deux femmes dotées de superpouvoirs trouvant le moyen de transmettre ceux-ci à leurs congénères. Ces histoires fantaisistes sont entrecoupées de données bien réelles, car l’Américaine mène une étude sur la natalité au Japon. On apprend donc que 45% des jeunes Japonaises disent ne pas être intéressées par le sexe et que les métaphores employées pour désigner celles qui restent célibataires relèvent du champ lexical de la péremption et du dessèchement. Faisant écho de façon souvent indirecte et parfois humoristique à ces discours divers, les images, toutes filmées dans un même lieu, s’attachent à en révéler les ambiguïtés. Shelly Silver s’est toujours plu à inscrire l’humain dans le continuum du vivant. Ici, ce sont principalement des animaux que l’on voit évoluer dans un environnement qui paraissait d’abord hostile à la vie. La réalisatrice observe un cours d’eau et les bâtiments qui l’entourent, leurs lignes nettes et figées, mais aussi des arbres, l’effet du vent sur les branches et sur l’eau, puis quelques canards, insectes et poissons, entre deux sacs-poubelle. Les humains ne sont visibles que de loin ou à travers leurs constructions et leurs représentations d’eux-mêmes sur des affiches publicitaires et des fresques, comme si nous avions tendance à oublier la vie en nous-mêmes.
Le film se conclut par un conte au cours duquel tout ce qui semblait impossible devient soudain possible. Dans son style toujours ludique et ouvert, Shelly Silver semble alors se faire l’écho des deux faces du mouvement #MeToo, à la fois joyeuse affirmation que les femmes ont des désirs propres et déclencheur d’un effrayant retour du puritanisme, notamment aux États-Unis. Comment regarder en face les rapports de pouvoir inhérents à la sexualité sans pour autant rejeter celle-ci en bloc ? Comment accepter notre animalité sans cautionner la violence ? La mère de la narratrice lui disait déjà qu’« un excès de distance critique ratatine le corps ». Mais le film va au-delà de la question des rapports interhumains. La Japonaise et l’Américaine sont aussi métonymiques de leurs pays respectifs, pris dans un rapport au sein duquel fascination et rivalité sont indissociables. À l’image de cette ambiguïté, la Japonaise apprend à l’Américaine que le napalm utilisé pour bombarder Tokyo en 1945, ensuite remployé au Vietnam et en Corée, était principalement fabriqué sur l’archipel même.
(O.C.H.)
Histoire – présent – pays – famille
« Le pays natal, c’est un espace qui se déploie dans le temps » affirme l’un des plus grands documentaristes allemands contemporains, Thomas Heise, dans son film Heimat ist ein Raum aus Zeit. Après son Material qui avait marqué la Berlinale en 2009, le cinéaste fait à nouveau sensation dans la section Forum avec cette œuvre consacrée à l’histoire de sa famille. Il démontre avant tout que c’est le film lui-même qui sera ce lieu d’espace et d’histoire, une histoire où se mêlent celle du monde et les histoires individuelles comme s’attachent à l’affirmer également à leur manière les films de Jean-Gabriel Périot et d’Angela Schanelec.
Heise, né en 1955 à Berlin-Est, fait entendre notamment durant ces presque quatre heures la dissertation pacifiste d’un grand-père en 1912, une conversation de son père (un philosophe de RDA connu et brimé pour ses critiques du régime) avec le dramaturge Heiner Müller, ou encore l’échange de correspondance en 1942 entre les membres d’origine juive de sa famille subissant persécutions puis déportation. La question posée devient alors celle-ci : quelles images pour accompagner de telles paroles intimes, toujours lues par le cinéaste lui-même, qui témoignent des plus violents drames allemands ? Le cinéaste n’utilise que pour une petite part des photos ou des écrits familiaux afin d’opérer des choix différents : de longs plans, fixes ou avec lents mouvements de caméra, le noir et blanc pour filmer la campagne allemande, etc. Avec la même sérénité, il montre un paysage privé de présence humaine, une vitre couverte de pluie ou, par de beaux plans en longue focale, l’expression des passants et les baisers d’amoureux. Tandis que la bande sonore résonne du passé, les images racontent parfois l’Allemagne d’aujourd’hui.
Dans une autre séquence, il utilise un reportage photo pour la conversation entre Heiner Müller et son père, qu’il a lui-même enregistrée. Plus frappant enfin (et le cinéaste explique avoir longtemps réfléchi à ce point), il décide, lors de la séquence sur les persécutions, de faire défiler à l’image durant vingt minutes les listes de recensement des personnes considérées comme juives par les nazis. Seule la froideur du document administratif lui paraît se conjuguer alors avec ces paroles. L’effort du cinéaste doit consister dans la plus juste alliance des sons et des images.
Paroles, images et la manière de les interroger dans le présent seront également les enjeux principaux du film Nos défaites de Jean-Gabriel Périot. L’histoire n’est plus celle d’un siècle allemand mais, plus proche de nous, celle de mai 1968 et des luttes ouvrières dans la France du début des années 1970. Dans le cadre d’un atelier avec les lycéens d’une classe cinéma d’Ivry, le cinéaste, après avoir travaillé avec les élèves sur le cinéma documentaire, leur demande de rejouer et de filmer certaines scènes marquantes issues notamment de La Reprise du travail aux usines Wonder, de Camarades ou de À bientôt, j’espère. Il les interroge enfin lui-même, posant à chacun les mêmes questions sur les fonctions de la politique, du syndicalisme et les idées de révolution et de bonheur. Nos défaites réunit les scènes rejouées et les entretiens filmés.
Dans la France d’aujourd’hui, les hésitations des lycéens et leurs aspirations à un monde meilleur sans qu’ils conçoivent les moyens concrets d’y parvenir peuvent faire sourire certains, tandis que d’autres croiront à une manipulation de l’adulte maître du dispositif. Pourtant, il faut y voir les incertitudes d’une époque où bien peu d’adultes apporteraient aujourd’hui des réponses claires et décidées sur ces sujets. L’idée de faire revenir le cinéma comme un texte théâtral, joué à plusieurs reprises par différents élèves en respectant jusqu’aux bafouillements ou hésitations des personnages originaux, confronte les lycéens à un texte devenu lointain pour eux. Périot réutilise les films devenus documents d’histoire avec les images neuves des corps d’aujourd’hui pour créer autrement qu’Heise un décalage cinématographique productif. Décalage qu’il maintient jusqu’au bout, puisque jamais les images originales des films politiques ne seront montrées.
Dans l’épilogue final, rendu nécessaire par le blocus du lycée organisé en fin d’année 2018 avec le concours des lycéens de la section cinéma, le présent immédiat devient histoire lorsque les élèves-acteurs rejouent la vidéo où leurs camarades de Mantes sont retenus à genoux les mains sur la tête par les CRS. À la volonté de comprendre l’engagement d’hier succède celle d’affronter la violence du présent. Les lycéens ont grandi et mûri. Pas sûr que leurs combats soient définitivement victorieux (les lycéens d’Ivry poursuivis en justice pour un tag sur le mur du lycée le sont encore au moment du festival de Berlin) mais la parole et l’image politique ont fait tout un chemin de 1968 à aujourd’hui pour les participants de l’atelier comme pour leurs spectateurs.
En compétition, Ich war zuhause, aber de l’allemande Angela Schanelec pourrait paraître tout à l’opposé, ancré dans le pur présent d’une famille berlinoise. Au centre du film, une mère veuve qui élève deux enfants voit son aîné disparaître quelques jours avant de revenir sans s’expliquer sur son absence. Méconnue du grand public dans son propre pays et ignorée en France sauf de ceux qui ont été frappés par son étonnant Marseille en 2004, Schanelec partage pourtant avec Heise la question de l’intime, et avec Périot celle du théâtre joué par de jeunes acteurs, car ici c’est sans hésitation Hamlet qui est monté par le garçon et ses camarades, de sorte que chez les deux cinéastes le passé conditionne notre présent. Le passé, d’abord celui de la fugue puis celui de la mort du père, fait irruption dans le présent pour bouleverser la mère. C’est ainsi tout un travail de deuil, de recherche d’un apaisement, d’une nouvelle place pour dessiner un futur, qui s’organise sous nos yeux. Dans ce processus, le théâtre, où le texte ancien est porté par la voix nouvelle, et le cinéma, où le corps de l’acteur est capté dans son présent pour être redonné dans le futur de la projection, jouent des rôles essentiels.
Les corps, les rythmes créés par la succession des séquences et leur propre rythme interne, les modulations de la parole , l’usage des couleurs : tous ces éléments concourent à la singularité de Ich war zuhause, aber. Si l’on pense à Bresson et à Godard, la cinéaste, loin de tout hommage déférent, ne retient que ce qui nourrit sa poétique personnelle et originale. Le jury de la Berlinale l’a reconnue en décernant au film l’Ours d’argent du meilleur réalisateur.
(P.G.)