La dix-neuvième édition du Festival des cinémas différents et expérimentaux de Paris se distinguait d’abord par un changement d’environnement : adieu Les Voûtes, qui accueillaient la manifestation depuis plusieurs années, et bonjour le Grand Action pour six jours de projections intenses, précédés de plusieurs séances hors-les-murs dans des lieux partenaires. En termes de contenu, cependant, ce festival organisé par le Collectif Jeune Cinéma est resté fidèle à une formule désormais bien rodée : une compétition composée de films échappant aux contours de la fiction et du documentaire, ou les redessinant ; des films plus ou moins narratifs, recherchant de nouveaux modes de récits, de nouvelles formes et proposant au spectateur des expériences étonnantes. En parallèle, une programmation non compétitive plus historique, centrée autour d’une thématique.
Prises de vue
La thématique en question s’intitulait cette année « Techniques, usages » et portait sur la façon dont les différents médiums utilisés dans la création cinématographique ont pu être détournés ou mis à profit au cours de cette histoire alternative du cinéma qu’est celle du cinéma expérimental.
En début et fin de festival, deux séances résumaient bien la vaste profondeur de cette notion de technique. Proposée par Stefano Canapa et Julia Gouin, membres du laboratoire cinématographique partagé dédié aux techniques argentiques L’Abominable (La Courneuve), cette séance débordant le cadre de la simple projection se voulait une expérience non seulement esthétique mais également didactique, analysant les différentes étapes inhérentes à l’expérience cinématographique, et exposant quelques façons dont les outils peuvent être réinventés à travers des usages idiosyncratiques. À commencer par la prise de vues : la séance s’ouvrait sur une projection du film de Peter Miller Projector Obscura, ayant la particularité d’avoir été tourné non pas avec une caméra, mais avec un projecteur – fait à la fois logique et étonnant, une pellicule vierge défilant dans un projecteur est impressionnée par la lumière qui rentre par la lentille comme elle le serait si elle défilait dans une caméra. Dans cette œuvre, c’est donc le projecteur qui regarde les écrans qui se trouvent face à lui, produisant une mise en abyme de la situation spectatorielle. Mise en abyme redoublée par la répétition de l’expérience immédiatement après la projection : l’équipe de L’Abominable invita le public à se tenir devant l’écran, et filma une minute de pellicule à l’aide du projecteur de la salle de L’Étoile.
La séance se poursuivait avec des images nées d’une toute autre expérience de la prise de vue, des rushes inédits de David Dudouit, cinéaste disparu qui filma pendant des années image par image (par déclenchement manuel de l’obturateur, se libérant ainsi du caractère mécanique du défilement de la pellicule dans la caméra). L’image d’un phare en rotation ouvrant cette séquence paraissait d’abord on ne peut plus normale, avant que le temps ne se fasse peu à peu élastique, le ralentissement puis l’accélération du mouvement rendant sensible le fait que le rythme qui paraissait réel, authentique, était tout aussi illusoire que les suivants, que son apparente justesse était toute relative. En rendant sensible l’acte répété de déclenchement de la prise de vue façonnant chaque séquence, ces images expriment de façon saisissante la relation physique entre l’œil, la main et le lieu. Des expériences de surimpression à la prise de vue (Septième Fraction de Guillaume Mazloum) et d’impression de la pellicule par contact direct (Un film radical de Stefano Canapa) ajoutèrent d’autres exemples aux innombrables possibilités de détournement du « bon usage » de la caméra argentique.
Développements
Ce fut ensuite l’étape du développement qui se trouva analysée, à travers une démonstration in vivo : le film inversible fraîchement impressionné dans la cabine de projection fut développé devant les spectateurs.
Un autre film de Guillaume Mazloum, Quatrième Fraction, illustrait le pouvoir de transfiguration de la tireuse optique, et put apparaître comme un prélude à l’expérience totale qui clôtura la soirée : une performance de Clovis Lemaire Cardoen, Joyce Lainé, Loïc Verdillon et Étienne Caire, membres de MTK, laboratoire grenoblois. Pronostic vital engagé utilise comme matière première des Autochromes Lumière (technique archaïque permettant la création d’une image unique, difficilement reproductible). Les images employées reposent sur un travail de la chimie grâce auquel ses grains se virent dotés de couleurs chatoyantes, procédé redoublé d’expérimentations au stade du tirage et de la projection. Basée sur un format d’image fixe, la performance se présentait pourtant comme une combinaison étourdissante de mouvements combinés, de différentes natures – produits à la tireuse optique (effets de zoom ou de défilement), par grattage de la pellicule, ou appliqués par les performeurs à leur projecteur : le mouvement de lentilles devant les quatre projecteurs permettait de faire circuler les images de part et d’autre de l’écran. Bien que la séance s’intitulât « La machine cinéma », Étienne Caire précisa en introduction à la performance que l’envie du groupe était justement de recourir le moins possible aux machines et de fabriquer le plus possible à la main. La soirée dans son ensemble aura bien démontré que, si le travail de laboratoire peut sembler affaire de spécialistes, la technique n’est pas envisagée par ceux qui les fréquentent comme une science qu’il faudrait maîtriser, mais plutôt comme le lieu d’une libération, comme un réservoir de possibilités esthétiques. À l’image de ce plaisir de l’expérimentation, la séance se termina par la projection du film tourné et développé au cours de la soirée.
Éloge de l’anachronisme
À l’autre extrême du festival, la séance « Vintage (Vingt ans d’âge) », proposée et programmée par Gabrielle Reiner, illustrait parfaitement le fait que le festival – et le cinéma expérimental ou différent en général – ne se cantonnent pas à une fétichisation du médium. En forme de pied de nez à l’esprit de sérieux que pouvait suggérer de prime abord la thématique choisie, la programmatrice et cinéaste mit en avant des films qui célébraient « l’obsolescence, l’anachronisme et l’entropie », ainsi qu’un esprit de bricolage. Ce qui rassemblait ces films, globalement plus narratifs que la moyenne, était peut-être aussi un refus de justifier ses fantaisies : tous tiennent du jeu et l’assument. Aussi simple que cela puisse paraître, c’est bien là l’un des fondements du cinéma « différent ».
Radio Serpent de Unglee installe un enjeu narratif (une femme dans l’attente d’un rendez-vous galant) pour le traiter finalement sous un angle graphique, par un découpage de l’espace et des corps au gré d’une rapide succession de vignettes se focalisant sur ce qui n’était, a priori, qu’accessoire : les décors, les objets, les costumes.
Dans Time Piece, Jim Henson (créateur des Muppets) joue quant à lui d’un réflexe du cerveau humain permettant les effets les plus grossiers : le fait qu’une image tende à apparaître comme la source de quelque son que l’on y accole – ressort de nombre de films d’animation, des œuvres abstraites de Norman McLaren aux productions de Tex Avery. Si les sons les plus aberrants semblent ici émis par les actions du personnage, la musicalité des bruits devenus notes prend bientôt le dessus, et l’image semble alors suivre le rythme imposé par la composition, au détriment du réalisme ou de la cohérence narrative. Bien que le montage du film soit réglé comme du papier à musique, le récit loufoque de la course d’un homme depuis son lit d’hôpital à travers différents lieux et époques vient contrecarrer cette maîtrise, et donner le sentiment jubilatoire que tout est possible, surtout si l’on ne s’y attend pas. Bien que techniquement sophistiqué, Time Piece trouvait sa place dans ce programme par l’arbitraire de ses raccords, par son aspect délicieusement gratuit.
Le film d’Yves-Marie Mahé Polaroïd versus roman photo repose lui tout entier sur des effets très simples – le découpage d’une image fixe en plusieurs sous-images montées ensemble de façon à recréer une illusion de mouvement, tandis que Camembert Martial extra-doux de Martial Raysse témoigne d’une joie d’expérimenter avec le support vidéo dont les couleurs deviennent psychédéliques, par l’effet apparemment contaminant d’un fromage aux vertus psychédéliques.
En clôture du festival, hommage était rendu au grand cinéaste Paul Sharits, à travers un ciné-concert en forme de réinterprétation de son film de 1976 Epileptic Seizure Comparison (version mono-écran). Une fois admis le principe que le film soit privé de sa bande-son d’origine, aussi importante soit-elle, on aura pu admirer la capacité des deux musiciens de Daikiri à tenir le rythme, tout au long des trente minutes de projection, à ne pas laisser de répit au spectateur-auditeur pris en otage entre l’incessant clignotement de l’image et l’implacable répétitivité de la musique. Deux formes de minimalisme qui, conjuguées, savaient nous imposer d’être intensément présents en tant qu’êtres sensibles réunis dans une salle de cinéma, plutôt que spectateurs projetés dans un monde illusoire.
La texture des lieux
Les compétitions rendaient compte d’un spectre de pratiques tout aussi large, ses six programmes regroupant aussi bien des œuvres (quasi-)abstraites que des films-essais lourdement chargés en signifiance par la combinaison d’images représentatives et de texte. On retiendra surtout des mises en jeu de corps dans l’espace, exprimant chacune quelque chose de notre rapport au monde par le détour d’une interrogation sur la représentation.
Avec Printed Sunset, Andrés Baron propose une forme de minimalisme beaucoup plus reposante que la combinaison Sharits/Daikiri, mais témoigne d’une confiance toute aussi souveraine dans la puissance du médium. Dans ce film, deux personnages au genre ambigu sont assis l’un contre l’autre, face caméra, le regard plongé au loin, dans un décor nu aux couleurs de bord de mer. Puis apparaît, semble-t-il, ce qui les fascinait : un soleil dont un dézoom révèle progressivement qu’il n’est fait que d’encre et de papier. Andrés Baron cite le cinéma traditionnel à la fois par la création malicieuse d’un champ-contrechamp peu crédible (on doute que les personnages fixent réellement ce soleil de papier), par une musique sirupeuse mais craquelante, et par ce trope du cinéma de fiction qu’est la contemplation par un couple d’un coucher de soleil. Une façon formidablement simple et élégante de détourner les conventions pour créer à partir d’elles, une nouvelle forme de beauté : l’aspect factice du cinéma – hollywoodien notamment – est poussé à l’extrême pour donner naissance à une scène d’autant plus dense qu’elle est vidée de tout enjeu narratif.
Return to Forms de Zachary Epcar évoque de façon espiègle notre rapport aux objets, comme vérité et mensonge à la fois. Filmant ses propres mains et pieds en contact avec des matières diverses – tapis duveteux, jet d’eau, meubles de cuisine – le cinéaste met en scène le rapport voluptueux que l’on peut entretenir aux choses qui nous entourent, parfois à même la peau, l’authenticité de la sensation se confrontant de façon paradoxale à l’aspect morbide d’un consumérisme reposant sur un désir d’objets construit et insatiable – une tension également exprimée par ces images de palmiers reflétés dans des façades en verre, comme par le plan surréaliste qui conclut le film, donnant à voir une plante qui semble avoir poussé à travers un iPad.
Mues de Daniel Nehm interroge lui aussi le rapport à l’habitat par un mélange d’images matiéristes et de froid found footage promotionnel. Trouvant un savant équilibre entre documentation d’une histoire et évocation sensible, le film assemble une multiplicité de points de vue sur un même site (un bâtiment au bord du canal de l’Ourcq, à Pantin), faisant affleurer différentes couches de temps. Ce bâtiment fut pendant un temps un squat où des étrangers sans logis purent se retrouver. Puis des enfants y jouèrent, s’interrogeant sur son passé avec leurs mots naïfs, avant que le bâtiment ne soit « réhabilité » pour accueillir des logements flambant neufs, tout en transparence. La résonance politique repose ici sur une approche sensorielle, qui met l’accent sur le caractère intime que peut revêtir un lieu de vie.
Habitué du festival, Robert Todd y présentait cette année Marking Time. Une scène a priori aussi gaie que la baignade d’un groupe de jeunes gens s’y teinte d’inquiétude par la simple puissance des nuances de gris qui la composent. La sous-exposition rend ici l’eau de la mer obscure et plonge dans l’ombre les visages attachés à ces corps juvéniles. Le choix du tourné-monté quasi intégral (imperceptible tant la structure du film paraît mûrement réfléchie) atteste d’un rapport émotionnel au monde, que la prise de vue transcrit instinctivement. Partout, des mouvements de rotation surgissent, deviennent visibles dans des scènes du quotidien, comme des remémorations intempestives de l’inexorable passage du temps.
Dans Éléments 1, 2, 3 de Tomaž Burlin, le corps atteste sa présence dans le paysage à travers une course dans les bois, suggérée par l’aspect saccadé d’une prise de vue image par image, au son d’une extraordinaire composition musicale de Vinko Globokar. C’est ensuite une impression d’engluement dans une eau apparemment granuleuse qui se dégage d’une image désormais en noir et blanc, avant que le corps ne se confronte de façon plus détachée à un environnement construit, puis déconstruit par sa prise de vue : un bâtiment aux lignes épurées, qui se met, au gré des mouvements imposés à la caméra, à tourner sur lui-même et s’animer, comme au rythme d’une musique toujours frénétique.
Bien d’autres films encore attestaient de la vitalité du cinéma expérimental et différent, soutenue par un collectif dévoué à sa promotion. La présence en nombre du public tout au long du festival l’aura, espérons-le, conforté dans la pertinence de son engagement.