Cette vingtième édition du Festival des cinémas différents et expérimentaux de Paris était marquée par une absence : celle de Robert Todd, cinéaste prolifique qui participait très régulièrement au festival, disparu au cours de l’été. Sa dernière œuvre, Exile, était présentée en compétition, et témoignait de la maîtrise toujours plus grande et de l’inspiration renouvelée de cet adepte de la pellicule 16mm. De nombreux films également tournés sur support argentique étaient projetés dans des copies numériques, généralement pour des raisons économiques davantage qu’esthétiques. Exile faisait partie de ceux qui furent projetés en pellicule, ce qui paraissait crucial pour ce film jouant sur l’apparition et la disparition, à travers de nombreux fondus au noir ou des changements de mise au point noyant les formes dans le flou : la projection en 16mm, par opposition à la stabilité de la projection numérique, rendait à ces images leur pleine fragilité, faisant également écho aux thèmes évoqués dans le film. Comme dans nombre de ses œuvres, Todd trouve ici dans son environnement proche la matière visuelle d’un infra-récit qui le transfigure. Filmées dans un parc, ses images montrent des figures humaines dont le visage reste caché, puis qui s’absentent, tandis que le règne végétal, semble-t-il seul survivant, se trouve plongé dans une sorte d’ère glaciaire. Mais une lumière dorée viendra redonner des couleurs à ce monde silencieux, laissant entrevoir un avenir plus radieux pour ce monde post-humain. À la fin de ce flash forward, nous retrouvons un vieil homme de dos qui était présent au début du film, et qui apparaît désormais comme un spectateur apparemment impuissant à prévenir le désastre à venir.
Suggérant également d’une forme de dystopie, Esfinge d’Elisa Celda et Gabriel Ruiz-Larrea se présente comme le cheminement de deux femmes, voguant sur une rivière à bord d’une barque avant de parcourir à pied une lande déserte baignant dans une lumière crépusculaire. Pendant ce trajet filmé en de longs plans-séquence, les deux femmes entretiennent une conversation étrange : entre un interrogatoire qui semble formulé par un robot et une évocation de la rencontre entre colons et indigènes en Amérique. Par ses méandres, le film questionne la nature humaine, qui semble pouvoir basculer d’un moment à l’autre du côté de la machine ou de l’animal, dans le regard de l’autre si ce n’est dans la réalité.
Nutsigassat de Tinne Zenner
Le film Nutsigassat de Tinne Zenner s’inscrivait lui plus clairement dans une réflexion post-coloniale. L’artiste y filme une île ayant toujours le statut de territoire danois : le Groenland. Elle fait le choix de faire entendre la langue locale, dans laquelle est prononcé un texte en voix off. Pour faire entendre l’ « étrangèreté » de cette langue, le texte est traduit mot à mot, donc en « mauvais anglais » dans les sous-titres. Fort dense par ailleurs, bien que visuellement contemplatif, Nutsigassat traite de l’ingérence du Danemark sur la culture et la population locale en évoquant aussi bien les noms donnés aux montagnes et les déplacements de populations que la marchandisation de la tradition à l’intention des touristes.
Le carton final de Fosfeno évoque quant à lui une certaine arrogance de l’anthropologie, à travers l’exemple d’un scientifique ayant écrit sur un peuple qu’il n’avait jamais rencontré. Mais le film de David Gómez est de ceux dont le caractère conceptuel se dissimule dans des combinaisons d’images, de sons, et de texte au pouvoir évocateur direct, et qui se passent donc d’explications. Le film rassemble des scènes où la nature et les structures humaines conventionnelles, telles que les alphabets ou la géométrie, se rencontrent et se frottent, des images simples et expressives, comme ces plans où une sorte de crapaud multicolore se trouve juché sur une pyramide blanche. Le motif du prisme, métaphore d’un regard transformateur, revient à plusieurs reprises, comme pour évoquer l’aveuglement inhérent à tout point de vue et toute représentation.
Star Ferry de Simon Liu
Les innombrables couleurs du spectre lumineux sont également au cœur de Star Ferry de Simon Liu. Cette œuvre jouant avant tout sur la sensation pure, chromatique et rythmique, est composée d’images filmées à Hong Kong et Tokyo. La pellicule aux couleurs saturées capte l’éclat des lumières artificielles et les couleurs naturelles du ciel et de la végétation. Plusieurs couches d’images tendent à se superposer, donnant le sentiment d’une accélération, d’un trop plein de sollicitations visuelles, l’œil ne pouvant se focaliser sur tous les niveaux à la fois. Le film reproduit ainsi la sensation typiquement citadine que le jour et la nuit sont entrelacés, indissociables, noyés dans une frénésie quasi-constante.
Wishful Thinking d’Allan Brown se présente comme une expérience sensorielle tout aussi intense, mais plus surprenante. Détournant totalement le dispositif cinématographique, Allan Brown contrarie l’illusion du mouvement en intercalant dans un plan représentant une course hippique des images de branchages filmés par une fenêtre. L’effet de clignotement produit est si fort qu’il est difficile d’analyser notre perception, de savoir si les chevaux avancent ou reculent, tandis que tourne en boucle la voix d’Immanuel Velikovsky, psychiatre russe ayant imaginé que nombre de mythes humains étaient inspirés par une catastrophe ancienne : la collision entre une météorite et la Terre.
Hello Everybody de Juha van Ingen
La thématique spatiale était présente de façon plus explicite dans Hello Everybody de Juha van Ingen. Des images pixélisées très colorées, filmées par une caméra se déplaçant en tout sens entre une végétation luxuriante et un ciel bleu, s’y trouvent bientôt recouvertes de messages dont le locuteur et le destinataire restent inconnus. On comprendra, ou apprendra au générique, qu’il s’agit là d’une traduction anglaise des messages enregistrés dans différentes langues sur l’un des disques embarqués dans la sonde Voyager. Ces messages seront-ils réceptionnés par des extraterrestres, par des humains ayant survécu à la catastrophe à venir, ou bien continueront-ils de voyager dans l’espace sans jamais trouver de destinataire ? Baignés dans des sons cristallins, ces salutations et vœux de bonheur finissent par devenir inquiétants à force de répétition : pourquoi ces êtres inconnus tiennent-ils à exprimer une telle bienveillance ? Entendus depuis la Terre, ces messages destinés à l’espace font office de bizarrerie comique, voire de phénomène inquiétant masquant sans doute quelque fourberie.
Plusieurs autres films s’inscrivaient dans une veine humoristique, sans être moins profonds ou politiques pour autant. Infectious Courage d’Igor et Ivan Buharov revendiquait son caractère ludique et gratuit. Sur un morceau délicieusement détraqué du groupe free jazz Gentry Sultan, qui donne son titre au film, et dans des images filmées en Super 8 noir et blanc, des personnages généralement masqués effectuent des gestes chargés d’un sens mystérieux : brandir un étrange outil, enterrer une chaussure… Dans ce qui ressemble à une réalité alternative, le duo hongrois ravive ainsi toute une tradition du cinéma différent portée sur le jeu, les costumes et les effets spéciaux cheap (ici, une statuette de chien se déplace dans les airs). Une réjouissante célébration de l’absurde.
Reveille de Michael Wawzenek
L’un des points d’orgue de cette sélection était sans doute Reveille. Le film de Michael Wawzenek débutait par un clairon militaire puis une citation de Ronald Reagan dont l’hypocrisie était mise en évidence par une musique pleine de bons sentiments. Mais l’écran devint alors noir et l’on entendit le projectionniste demander au public de chercher un objet perdu dans la salle (une alliance), depuis sa cabine. Après l’affichage du logo du vidéoprojecteur, le film reprit depuis le début, avant d’être interrompu une seconde fois par un appel Skype (il était en effet prévu que le réalisateur réponde aux questions du public par ce moyen à la fin de la séance). À la troisième tentative, le film put se poursuivre. On y voit un groupe vocal chanter devant le drapeau américain, avant que ne soit révélé le fond vert devant lequel ils se tiennent. Font alors leur irruption des incrustations numériques : une aigle royal, une canette de Coca-Cola, mais aussi le petit perroquet figurant sur le logo du vidéoprojecteur… Que venions-nous donc de vivre ? Il s’avèrera en fin de séance que le cinéaste était en fait présent et que l’ensemble des « incidents » était préenregistré – l’astucieux canular fut d’autant moins perceptible qu’il avait été adapté pour l’occasion, avec une voix de projectionniste française et des références à l’équipe du festival. Une démonstration de la facilité avec laquelle nous pouvons être dupés, particulièrement angoissante lorsqu’elle se trouve, comme ici, mise en relation avec les symboles patriotiques de la plus grande puissance mondiale.
Autre proposition tragi-comique, Outside de Beny Wagner s’ouvre sur un voyage en images de synthèses à l’intérieur du système digestif, avant que le rapport ne s’inverse : une fois l’excrément expulsé, des images probablement trouvées sur YouTube nous mettent face à des situations qui semblent contre-nature : c’est désormais l’excrément qui accueille des hommes partis en mission dans ses profondeurs visqueuses. Des images forcément dérangeantes, bien que les sujets immergés n’expriment pas de désagrément face à leur mission. Le film évoque ainsi l’écart même entre un objet et la charge symbolique qu’il peut contenir, ainsi que les spécificités de l’expérience cinématographique en général, ici par le prisme d’une émotion rarement travaillée : le dégoût.
Sans titre de Horst Ademeit
Comme d’autres œuvres présentées dans ce réjouissant panorama de la création contemporaine, Outside entrait en résonance avec la programmation hors-compétition du festival, prenant cette année pour titre et thème « Déchets, rebuts, hors de notre vue ! ». La séance « Acheminements vers un cinéma hors-les-normes #3 » se proposait – pour la troisième fois, donc – de lancer des hypothèses quant à ce que la notion d’art brut cinématographique pourrait recouvrir. La sélection de films concoctée par Florian Maricourt, Boris Monneau et Théo Deliyannis semblait démontrer que l’absence de volonté d’art peut donner lieu à des gestes fort radicaux. Exemples assez parfaits, les vidéos de l’ Entreprise Louis le Déboucheur, réalisées dans un but purement professionnel, proposaient l’expérience fascinante d’arpenter des canalisations bouchées grâce à un petit robot armé d’une caméra. La voix de l’artisan-déboucheur commente ces explorations avec un sens de la dramaturgie assez hilarant. Autre piste : ce qui pourrait produire ce cinéma brut, ce serait un regard figé par une fascination. Fascination pour le tirage des boules de Loto dans l’unique film (sans titre) de Horst Ademeit ou devant les formes multicolores que crée la lumière qui frappe une surface savonneuse dans les films de George Andrus. Autre piste : de petites fictions bricolées à l’aide de figurines et d’une voix unique jouant les différents personnages, aux intrigues vraiment très étranges et difficilement compréhensibles dans les vidéos YouTube du Mexicain Enrique Ley. Une séance assez représentative de la bonne santé d’un festival qui, vingt ans après sa création, sait toujours marier perspective historique et contemporaine, humour et profondeur, sensation et concept.