Première édition depuis le départ de Maria Palacios-Cruz, qui le dirigeait depuis plusieurs années, cette douzième édition de Courtisane ne rompt en rien avec les fondements du festival : il s’agit toujours de défendre le cinéma en tant qu’art et donc, généralement, en tant que champ d’expérimentation dans une optique de décloisonnement des genres, sous-genres et époques. Courtisane fait partie de ces lieux où tous les supports de création filmique – le 16 mm notamment – ont encore leur place. La disparition, cette année, de toute compétition a donné aux programmateurs des libertés supplémentaires, comme celle de mettre en relation des films de la sélection avec des films plus anciens.
Ce sont notamment des œuvres de cinéastes belges qui ont ainsi pu être mises à l’honneur par des programmations spécifiques. D’abord, le diptyque Ronse / Rio de Robbrecht Desmet, s’intéressant aux monumentaux dessins à la craie de Bart Lodewijks dans les rues des villes-titre. Fort à propos, les deux films étaient introduits par un court documentaire télévisuel sur une exposition de Daniel Buren, lors de laquelle les lignes peintes dans la galerie se poursuivaient dans la rue. Les films de Robbrecht Desmet trouvent leur originalité dans leur façon de s’en remettre au seul résultat des actions de l’artiste, sans explications ni commentaire. Les œuvres se dévoilent selon un mouvement progressif qui ressemble à celui d’une enquête ; le cinéaste se fait détective. Dans Rio, un long plan séquence montre ainsi les allées et venues des passants dans un segment de rue mais aucune trace du passage de l’artiste autre que des fragments de craie à terre. La séance se terminait par un quatrième film évoquant le travail d’un artiste de façon encore plus indirecte. Dans sa première partie du moins, Jaime d’António Reis et Margarida Cordeiro (1974) est un époustouflant poème visuel, passant de l’enceinte d’un asile psychiatrique à la nature, dans une succession d’images d’une intensité inouïe. Ces plans sont entrecoupés de fragments de textes, tout aussi bruts, épars et fiévreux. Ces mots s’avèreront donc être ceux de Jaime, un homme interné pendant des années dans l’établissement que l’on découvrait en ouverture du film et qui se mit, à la fin de sa vie, à dessiner sans arrêt. Ses personnages aux bras levés et ses quadrupèdes envahissent progressivement l’espace du film alors que des personnes l’ayant connu laissent entendre leurs témoignages.
L’autre auteure belge mise à l’honneur était Els Van Riel dont le film Gradual Speed fut présenté en clôture du festival. Il fut introduit par la projection de dix Bouquets de Rose Lowder (les numéros 21 à 30, datés de 2001 à 2005). Dans ces courts films (moins de deux minutes chacun), la pellicule impressionnée et réimpressionnée image par image rend compte du séjour de l’auteure dans un lieu et en particulier de sa flore dans un crépitement de sensations visuelles. Des réussites dans l’art de placer le spectateur dans un état de perception étendu, où l’entendement est absolument débordé. La démarche d’Els Van Riel est a priori opposée à celle de Rose Lowder : alors que les Bouquets sont basés sur un principe de non-continuité entre les photogrammes, c’est justement un étirement de la sensation de continuité qui est travaillé dans Gradual Speed. Mais les deux tentatives se rejoignent : dans la vitesse comme dans la lenteur, chacune propose une expérience du lâcher prise qui s’avère absolument captivante. Dans Gradual Speed, on découvre des images blanches qui peu à peu, se révèlent, comme un tirage argentique dans son bain, pour laisser finalement deviner le flanc d’un cheval, des vues parcellaires de constructions désertées, la mer. Le film aurait pu n’être que l’application répétée de ce même principe à chaque plan mais il évite avec brio tout systématisme. Si le phénomène de la révélation est récurrent, certains plans s’en passent, donnant à voir d’emblée une image lisible. La bande sonore, souvent vide, devient par moments habitée elle aussi. Tout cela donne à Gradual Speed un aspect très ouvert, à l’image du choix de la réalisatrice d’intégrer à la fin plutôt qu’au début son seul élément verbal : le film est dédié à la mémoire de Vladimir Shevchenko, le premier cinéaste à s’intéresser aux conséquences de la catastrophe de Tchernobyl, qui put constater, sur son matériau même, l’effet des radiations. Plutôt que d’orienter la vision de l’œuvre, ces quelques mots placés en conclusion font résonner tout ce qu’elle a pu avoir d’intime.
Les séances les plus jubilatoires furent sans doute celles du programme « Artistic Research », conçu par Alejandro Bachmann et Alexander Horwath de l’Austrian Film Museum, qui fit entrer en collision des films relevant de démarches scientifiques et artistiques.
La séance « The Linguistics of Faith » débuta par un documentaire de 1925 sur une institution pour personnes sourdes et aveugles de naissance. On y découvre comment, partant du silence, elles entrent dans un univers fait de mots, d’abord par la langue des signes, qu’on leur inculque au creux de la main. De là, elles passent au braille puis finalement, toujours par le seul intermédiaire du toucher, à la phonation. La candeur volontaire de ce petit film n’enlève rien à sa capacité à nous suggérer un univers digne d’un film fantastique. Elle nourrit même très pertinemment la vision du film suivant, Community of Praise de Richard Leacock et Marisa Silver, qui nous introduit dans une autre communauté : celle de fondamentalistes chrétiens du Midwest américain. L’apprentissage que font ses personnages est comme une déclinaison de celui étudié dans le film précédent. Il s’agit cette fois de maîtriser un langage spécifique : celui qui permet et alimente leur foi.
L’extraordinaire séance « Scientific Setups » illustrait quant à elle le fait que le cinéma ne peut être un outil de révélation qu’en étant, à la fois, un outil de falsification. Après la démolition inversée d’un mur chez les frères Lumière, la séance présentait un film de Ray Birdwhistell intitulé Microcultural Incidents in Ten Zoos (1971). L’anthropologue y commente pour ses étudiants une série d’images filmées dans des zoos à travers le monde, relevant la façon dont les familles se comportent entre elles et face aux animaux (des éléphants le plus souvent). Avec beaucoup d’humour et en s’appuyant sur le ralenti, Birdwhistell décortique ces documents : on y découvre ainsi le rituel spécifique par lequel les pères français permettent à leurs enfants de nourrir les éléphants, le détournement des cacahuètes vers leur propre bouche pratiqué par les Italiens et la distance que les familles chinoises maintiennent systématiquement avec les cages. On passa ensuite à un film de 1922 produit par l’UFA, Die Seele der Pflanzen, révélant par la prise de vues image par image les mouvements des plantes, notamment la façon spectaculaire dont le mimosa réagit à toute tentative d’agression. Vint ensuite Exploration de Joerg Burger (2003), ping-pong visuel entre deux visages, dont l’un semble appartenir à une jeune médecin et l’autre à une patiente atteinte de troubles psychiatriques. Un film aussi simple dans son dispositif que furieusement malin ; nous n’en dirons pas plus. La séance se termina par RaumZeitHund (Nikolaus Eckhard, 2010) un autre film à dispositif moins profond mais néanmoins efficace, où l’étude de la course d’un chien filmée à la façon de Muybridge se trouve soudain pervertie et contrariée.
Au sein même de la sélection de films récents, les programmateurs parvinrent à créer de beaux parcours entre les films. On pense notamment à cette séance intitulée « On Film », encadrée de deux films brefs et percutants. It’s All About Light and Death (to Joseph Plateau) d’Anna Franceschini rend hommage à cet ancêtre du cinéma que fut le zootrope par un sublime travelling circulaire mettant en scène des animaux empaillés dans une lumière stroboscopique. En passant notamment par le didactique mais plaisant Black Drop de Simon Starling et le très (trop) maîtrisé The Tiger’s Mind de Beatrice Gibson, la séance se conclut par Swan Song d’Anouk De Clercq, Jerry Galle et Anton Aeki, un petit film où un simple pixel prend vie, se démultipliant dans des éruptions tendant vers la figuration, pour finalement revenir à lui-même.
En dehors de ces programmes particulièrement marquants, quelques autres films de la sélection auront retenu notre attention. A Lax Riddle Unit de Laida Lertxundi avait illuminé la sélection de l’année passée par sa beauté fulgurante. Nous découvrîmes cette année une œuvre un peu plus longue et un peu moins mystérieuse, The Room Called Heaven. Dans cet exercice de collage visuel et sonore, la jeune cinéaste fait de nouveau preuve de son art d’évoquer une myriade de sensations, de nous projeter par l’image à la place des corps qu’elle filme et de nous faire voyager d’un état à un autre. Avec Jaime, assurément le film le plus purement poétique qu’il nous aura été donné de voir.
Par contraste avec d’autres œuvres de la sélection, visiblement obnubilés par une recherche de légitimité intellectuelle, Gonda d’Ursula Mayer nous a enchanté par sa légèreté. Si les références n’y sont pas moins présentes que dans The Tiger’s Mind, que l’on peut considérer comme un film jumeau, elles s’y font moins pesantes. Comme le film de Beatrice Gibson, la voix off de Gonda évoque un personnage qui reste insaisissable, sur une série d’images organisées par séries qui se répondent sans jamais dessiner un récit explicite. Certes, nous ne sommes pas très loin d’un clip ou d’un film de mode, avec ses corps androgynes et travestis bien dans l’air du temps et pas dérangeants pour un sou. Mais Ursula Mayer fait preuve d’un art de la couleur et de la matière qui sont moins banals. Dans un joyeux foutoir postmoderne, où Kenneth Anger rencontre Paul Sharits, les visages se mêlent à des liquides colorés, des minéraux accidentés, des poudres dispersées. On admire le rapport lâche que le film établit avec son spectateur, lui permettant de prendre ce qui lui plaît, d’oublier le reste sans complexe, de divaguer à loisir, essayant d’imaginer un récit ou bien de se laissant bercer par la pétulante musique des images. Certains films donnent l’impression que le sens est là mais difficile à saisir, d’autres font de l’échappement du sens une expérience positive et même valorisante.
Faisant écho à la séance « Scientific Setups », Furor de Salomé Laloux-Bard consistait en un plan-séquence aussi révélateur que trompeur : dans la forêt congolaise, un ancien enfant-soldat y raconte ses batailles, mimant les gestes qui les constituaient, imitant leurs sons. Mais plus la reconstitution semble vouloir faire renaître le passé, plus elle semble se déporter vers la fiction. S’inscrivant lui aussi dans la tendance très contemporaine du reenactment, l’étonnant Rhinoceros de Kevin Jerome Everson fait rejouer à un acteur, dans un style actuel, un discours d’Alexandre de Médicis et le saisit dans une image vidéo vintage en noir et blanc.
Cette édition fut également l’occasion d’aller à la rencontre d’œuvres de grands cinéastes méconnus. Le programme « Once was fire » nous fit découvrir, à côté de films de Straub et Huillet, des œuvres plus rares des couples António Reis / Margarida Cordeiro et Stavros Tornes / Charlotte Van Gelder. L’artiste Leslie Thornton était invitée à présenter son œuvre singulière et à programmer deux séances. Enfin, un hommage fut rendu à Stom Sogo, cinéaste récemment disparu, auteur de films flirtant brillamment avec l’informe et le glauque. Pour qui s’intéresse au cinéma en tant que terrain d’expérimentation, Courtisane reste donc à la fois un lieu de découvertes et un espace de réflexion – l’une de ses particularités est de fournir à ses spectateurs des textes théoriques en accompagnement de certaines séances. Après quelques jours de confrontation avec des parti-pris esthétiques si divers et si marqués, notre relation au cinéma nous paraît comme par magie bien plus limpide.