À mesure que les années passent, Courtisane apparaît de plus en plus comme une heureuse anomalie dans le paysage européen. Ce festival sans compétitions, ouvert à tous types de films, passés ou contemporains – tant qu’ils témoignent d’une désir d’expérimentation – continue de révéler des objets beaux et méconnus à un public jeune et (relativement) nombreux.
Courtisane présentait cette année une programmation intitulée « Breaking Sacred Ground », consacrée aux travaux de réalisateurs afro-américains indépendants de la côte Est des États-Unis sur une période comprise entre 1967 et 1989. Les œuvres mettant en scène des personnages afro-américains dans des rôles non caricaturaux sont rares dans l’histoire du cinéma : les exceptions existantes possèdent donc en premier lieu une valeur culturelle. Mais au-delà de cet aspect, les films présentés ici faisaient preuve d’une grande singularité esthétique. Les programmateurs ont mis l’accent sur des œuvres doublement invisibilisées, d’une part en raison de la réticence de l’industrie cinématographique à accueillir en son sein des voix afro-américaines, d’autre part car elles étaient déconcertantes et difficiles à catégoriser. La plupart de ces films sont ainsi tombés dans l’oubli peu après leur réalisation, pour être redécouverts récemment – et leurs réalisateurs n’ont généralement pas eu la possibilité de réaliser plus de quelques films.
Plus ou moins contemporaines de films de la blaxploitation produits à Hollywood, ces œuvres ont pu pleinement s’affranchir des stéréotypes et des codes de genre. Elles ne se font pas directement l’écho des mouvements militants de l’époque et n’invitent pas explicitement à l’action politique : plutôt que de s’emparer de l’idéologie du moment, ces films mélancoliques, parfois amers ou ironiques, semblent condenser tout un vécu afro-américain. Cette identité n’est toutefois que le sujet secondaire de films qui traitent avant tout de questions universelles, à travers une grande variété de tons et de références.
Ganja & Hess : ceci n’est pas un film de vampires
Commençons par une œuvre qui cristallise nombre d’enjeux traversant cette rétrospective. Ganja & Hess de Bill Gunn (1973, 113’) n’a rien d’un film d’horreur traditionnel. Comme l’a expliqué le cinéaste John Gianvito en introduction de la projection, il fut produit sur un malentendu (les producteurs voulaient un nouveau « film de vampires noirs » après le succès de Blacula), puis massacré par des distributeurs cupides après une première à la Semaine de la critique à Cannes. Si le docteur Hess Green souffre effectivement d’une addiction au sang humain, le motif du vampirisme ne produit ni angoisse ni suspense, mais nourrit une allégorie de la condition afro-américaine. Le récit lâche et ouvert voit d’abord le docteur se débarrasser de son assistant, puis se concentre sur la rencontre avec la veuve de celui-ci et sur la relation passionnelle qui se noue entre les deux personnages, entre apparitions d’une mystérieuse femme aux allures de déesse africaine et discussions philosophiques.
Par son statut d’esclave du sang, Hess renvoie bien sûr à l’esclavage tout court, dont il semble garder une sorte de mémoire physique. Mais loin de se réduire à un discours univoque, le film met en scène des rapports instables : les rôles de bourreau et de victime s’inversent en permanence, tandis que le vampirisme évoque aussi, plus classiquement, l’addiction aux drogues ou encore la soif d’argent. Il ne s’agit pas ici de désigner un coupable, mais d’étudier la façon dont tout être humain peut se comporter comme son propre ennemi et l’ennemi de son espèce. La richesse métaphorique du film s’appuie sur la photo de James E. Hinton, qui exacerbe l’onirisme et l’érotisme de certaines scènes. Au-delà même de l’histoire afro-américaine, Ganja & Hess est une allégorie d’une expérience humaine tiraillée entre héritage du passé et volonté individuelle, pulsions de vie et de mort.
Un soap-opéra expérimental : Personal Problems
Autre œuvre tournée sous la houlette de Bill Gunn, Personal Problems (1980, 165’) fut produit pour la télévision, mais resta dans les tiroirs. Ce « soap-opéra expérimental », pour reprendre les termes du co-auteur Ishmael Reed, réalisé en collaboration avec ses interprètes, débute par un entretien faussement documentaire avec son personnage principal, Johnnie Mae Brown, infirmière à l’hôpital de Harlem. La scène annonce la couleur : tout en relatant le quotidien de membres de la classe populaire afro-américaine de New York, Personal Problems met en évidence l’artifice de la représentation. Le récit, dépourvu d’intrigue à proprement parler, nous emmène certes dans le quotidien de son personnage principal – travail, discussions entre amies, excursion champêtre avec un amant, scènes de ménage… –, mais ce récit se fait à la faveur de ruptures brutales de ton et de sauts en avant ou en arrière. Le tournage en vidéo Hi‑8, qui donne aux visages des couleurs imprévisibles et truffe les images de silhouettes spectrales, renforce l’impression de voir un film en train de se faire.
Du soap-opéra, il retient les histoires sentimentales et les disputes, mais bien loin des stéréotypes de Dynasty. L’adultère, par exemple, est ici banalisé et les conflits trouvent d’abord leur source dans le manque de considération que Johnnie Mae ressent dans son propre foyer, qui vient redoubler un manque de considération sociale. Miroir des représentations dominantes, Personal Problems ne met en scène aucun comédien blanc, à l’exception d’un seul, dont Bill Gunn a malicieusement fait un militant radical tentant de convaincre ses compatriotes noirs de leur oppression.
Rohmer à New York : Losing Ground
Le magnifique Losing Ground de Kathleen Collins (1982, 86’) se concentre également sur le destin d’un couple sans pour autant éluder le politique. L’héroïne du film, Sara, enseigne la philosophie à New York et prépare un article sur l’extase dans l’expérience esthétique. Son mari Victor, peintre reconnu, lui propose de partir à la campagne pour l’été, ce qu’elle finit par accepter en dépit de l’absence dans la bourgade de bibliothèque digne de ce nom. Au-delà du sentiment qu’une telle histoire n’a jamais été racontée (c’est sans doute la seule fois qu’un film prend pour personnage principal une universitaire afro-américaine…), Losing Ground se montre digne de Rohmer lorsque Victor fait la cour à une voisine portoricaine qu’il prend pour modèle et que Sara décide en retour de jouer dans un film, embrassant une sensualité auparavant tempérée par son caractère raisonnable. Souvent drôle dans sa description des faiblesses de Victor et des rigidités de Sara, Losing Ground est également un film très émouvant, (auto)portrait d’une femme lucide qui tente de redevenir l’actrice de sa propre vie.
Les voies de la réussite : Chameleon Street
Autre comédie plus acide, le long métrage de Wendell B. Harris Jr., Chameleon Street (1989, 93’) reste méconnu en France, bien que couronné d’un Grand prix du jury à Sundance. Il s’inspire de la vie de William Douglas Street Jr., arnaqueur hors pair qui s’est successivement fait passer pour un journaliste, un interne en chirurgie, un étudiant de Yale et un avocat. Le réalisateur interprète lui-même ce personnage plutôt antipathique, qui s’adresse au spectateur sur un ton à la fois tranchant et désabusé. Truffé de références explicites ou implicites, notamment à la culture française (une dispute dans un bar rappelle Cyrano de Bergerac et pour un bal masqué, le héros s’inspire du costume de Jean Marais dans La Belle et la Bête), Chameleon Street tient aussi du cartoon par le caractère improbable de ses rebondissements. C’est une épopée existentielle étourdissante, qui semble nous demander quelle peut être la place d’un homme noir dans une société raciste et injuste, hormis la voie toute tracée du trafic de drogue (ici ironiquement associée à un tintement de clochettes enjôleur). Wendell B. Harris Jr. pose ces questions par l’intermédiaire d’un personnage flamboyant, plein d’esprit et d’arrogance. Pour gagner l’argent qui obsède ses proches autant que lui-même, celui-ci ne peut se contenter d’exercer ses talents sous son identité propre, mais se doit d’usurper incessamment celle d’un autre. Il semble que le temps d’une vie ne suffirait pas à grimper honnêtement les échelons de la société.
Symbiopsychotaxiplasm : Take One, film sur un film sur un film
Symbiopsychotaxiplasm : Take One de William Greaves (1971, 75’) aborde lui aussi des questions politiques sous une forme ludique. Nous y voyons d’abord différents duos d’acteurs jouer un dialogue dans Central Park en vue de l’éventuelle obtention d’un rôle dans un film. Mais il n’y aura pas d’autre film que celui-ci, qui documente sa propre fabrication : si l’une des caméras a simplement vocation à filmer les acteurs, une deuxième devra filmer la première et une troisième la deuxième. Le réalisateur ne semble toutefois pas avoir d’avis très précis sur le déroulement du tournage. Ce flou va conduire les techniciens à se réunir sans lui pour discuter de ce qu’ils sont en train de faire et à filmer ces discussions – on ne saurait dire si ces scènes sont réellement improvisées ou bien pseudo-documentaires, incertitude qui est formulée par les personnages au sein même du film. Des images de différente nature se succèdent donc à l’écran sans transition. Elles y cohabitent aussi parfois au gré de jeux d’échelle qui voient une image rapetisser et laisser la place à une autre au sein du même cadre ou, à l’inverse, une image grossir pour envahir tout l’écran. L’équipe de tournage fait office de microcosme reflétant la société dans son ensemble, avec un chef critiquable (le réalisateur) et un peuple (l’équipe) qui se demande s’il doit continuer à obéir à ses injonctions. Symbiopsychotaxiplasm : Take One est un exercice de mise en abyme vertigineux et divertissant, qui pourrait sembler vain si le film ne parvenait à toucher à des questions profondes grâce à quelques moments-clés. Lors d’une discussion entre les membres de l’équipe, un technicien évoque ainsi les dialogues risibles utilisés pour l’audition et voit en eux une forme de prédestination : il lui semble parfois que de tels clichés nous accompagnent de la naissance jusqu’au jour où viendra notre tour de les énoncer. Cette simple phrase ajoute une nouvelle dimension au film : la question n’étant pas seulement « faut-il se soumettre à l’autorité ?», mais plutôt « à quel type d’émancipation un être humain peut-il aspirer ?». Dans quelle mesure pouvons-nous nous affranchir de notre destin social ? Symbiopsychotaxiplasm : Take One est ainsi représentatif de l’ensemble de la programmation « Breaking Sacred Ground » : le réel point commun entre ces films est sans doute d’éviter tout discours univoque et de nous inviter à accepter la complexité.
Coda : la VR détournée de The Dynamic Range
L’installation The Dynamic Range de James N. Kienitz Wilkins (2018, 18’) entretenait un certain nombre de correspondances avec les films que nous venons d’évoquer : goût de la transgression des codes et de la réflexivité, malice, force politique sourde, récit stratifié. L’œuvre fut initialement commandée par un planétarium puis adaptée pour une expérience de réalité virtuelle. De même que les films de l’artiste Public Hearing et Indefinite Pitch (2016) mettaient en question les fondements de la représentation, The Dynamic Range entretient un rapport distancié à la VR. L’espace que nous parcourons dans cette œuvre est avant tout mental. Son narrateur évoque d’abord les tricheries d’Hollywood, qui nous fait entendre des sons dans des scènes spatiales qui devraient être silencieuses. L’image principalement noire, seulement parsemée de quelques taches blanches, évoque justement un ciel étoilé. Alors que la voix évoque le caractère rassurant et inattaquable du modèle qu’elle imite, celle de Morgan Freeman, des traînées colorées, d’abord bleues, puis rouges, se mettent à tomber en pluie dans l’espace virtuel. De fil en aiguille, la voix nous emmène ensuite dans un grand magasin d’électronique où un homme fantasme sur une caméra numérique promettant une fidélité inégalée au réel, occasion pour l’auteur de démontrer une fois de plus son goût pour les calembours : les poussières que nous sommes à l’échelle de l’univers – specks – font écho aux caractéristiques techniques des appareils photo – specs. L’appareil semble pourtant résister au personnage, qui n’y voit rien qu’une image noire, avant de s’apercevoir que le cache était resté sur l’objectif. On pourra alors deviner que ce que nous sommes en train de voir est justement une image noire filmée à travers le cache d’un objectif, les couleurs étant du bruit numérique apparu à la suite de nombreuses manipulations. L’effet est aussi comique qu’étourdissant. Ce qui distingue The Dynamic Range des œuvres présentées dans la rétrospective tient peut-être à sa conclusion en forme de morale : l’homme qui fantasmait sur la caméra finit par ressortir du magasin sans y avoir rien acheté et se dit que regarder le monde avec ses yeux lui suffira pour quelque temps.