Le second festival Queer qui s’est tenu au cinéma l’entrepôt dans le XIVe arrondissement de Paris, nous a permis de voir quantité de films forts différents. Des documentaires didactiques à volonté pédagogiques, des films expérimentaux « trashos », en passant par des films militants, la programmation fut à l’image de la théorie qu’elle prend pour thème. C’est-à-dire qu’elle s’est voulue riche en objets disparates, loin de tout formatage pré-établi, ouvrant sans cesse au débat et à la réflexion philosophique et politique. Car le mouvement queer qui se développe depuis maintenant bientôt vingt ans et qui fait les beaux jours de la théorie universitaire sur la question gay et lesbienne aux États-Unis, ne trouve encore que peu d’écho de ce côté ci de l’Atlantique. L’initiative de faire circuler ainsi un programme de films qui ne posent finalement que des questions simples car essentielles (qu’est-ce qu’un exclu ? Comment se revendique une identité sexuelle ou communautaire ? Comment ces dernières se fabriquent-elles par rapport aux normes sociales ? Quelles sont ces normes sociales ? Comment créer un élan unitaire et fort autour de ses questions ? Comment peut-on vivre – et dans le cas présent, filmer – autrement ?), qui peuvent toucher le plus grand nombre est déjà en soi une réussite qui mérite d’être notée.
Retour donc sur quelques films marquants qui illustrent ou poussent de l’avant la « queer theory » et son désormais indispensable allié, le cinéma.
Sciences humaines/ sciences sociales
En digne héritière de Foucault, la « queer theory » a toujours privilégié l’histoire comme moyen d’analyser la construction de l’homosexualité. Une histoire qui ne serait d’ailleurs pas uniquement liée à la sexualité, mais aussi à une contestation politique plus globale. Deux décennies se sont alors détachées clairement dans le festival, comme matrice : les années 1960 et 1970. Le grand bouillon idéologique de ces années-là dans lequel on ne finit pas de puiser, aura fourni quelques très beaux documentaires. On notera ainsi deux portraits d’américaines : Out – Naissance d’une révolutionnaire de Rhonda Collins et Sonja Vries sur Laura Whitehorn et The Edge of Each Other’s Battle de Jennifer Abod sur Audre Lorde. Le premier fut le portrait, en forme d’une longue interview, d’une activiste lesbienne, proche des Black Panthers, qui bascula dans le terrorisme dans les années 1970 et fit 14 ans de prison après avoir placé une bombe au Capitole, sans faire aucune victime. Le second traitait de la figure mystique et spirituelle de Audre Lorde, poétesse, lesbienne, mère, guerrière, féministe, comme elle se définissait elle-même et qui commença à militer et écrire dès les années 1960. Ces deux documentaires didactiques qui, par un classicisme de circonstance, nous ont permis de découvrir des situations (les prisonniers politiques aux États-Unis par exemple) et des personnages peu connus en Europe dont le discours et le parcours se révèlent pourtant très enrichissant et émouvant, sont autant d’éclairages sur des pages de l’histoire américaine occultées.
Un autre aspect de la recherche quand aux questions sociales a été mis en lumière à travers un documentaire majeur : Des hommes et des dieux d’Anne Lescot et Laurence Magloire. À travers une approche anthropologique héritée de Jean Rouch, les deux réalisatrices sont allées filmer la communauté gay et trans de Haïti. Et ce projet s’est révélé doublement indispensable : il nous a permis de voir une communauté qui jusqu’à présent ne bénéficiait d’aucune visibilité et de mettre en comparaison une telle démarche avec les habitudes de vie occidentale. Ce documentaire très juste tisse une situation complexe et non manichéenne (regard scientifique oblige) mêlant homosexualité et religieux chamanique issus du Vaudou. Pas simplement exclue, pas simplement acceptée, l’homosexualité se trouve des espaces de vie tantôt communautaires, tantôt publics, autant à travers des rites de transes qu’un goût pour l’androgynie et le travestissement. Une situation délicate placée coûte que coûte sous le haut patronage d’une religion menée par la grande déesse de l’amour Erzulie, à laquelle bon nombre de « gays » haïtiens vouent un culte rigoureux et sincère.
Amitiés particulières = amitiés sincères
Autre aspect des films présentés dans le festival, la notion de communauté, définie par exemple comme nation dans le documentaire de Shari Frilot Black Nations/Queer Nations, qui retrace une conférence de trois jours donnée à New York en 1995 sur le nœud qui s’opère entre communautés post-coloniales et communautés gay. Ces différents groupes sont à la recherche d’une lutte commune et active des minorités afin de dépasser les clivages de la société, qui passerait par une redéfinition de l’identité. Cette communauté d’esprit et de réflexion fut mise ici en lumière, tandis que d’autres films nous montrent des regroupements plus intimes et personnels.
Le documentaire de Gabriel Baur, Venus Boyz, sur la communauté américaine des Drag Kings et autres testosteron girls, prend le parti de l’émotion et de la compassion avec ses protagonistes à l’aide de portraits de personnages très différents, pourtant reliés entre eux par des liens très forts. Cette amitié peut par exemple créer des liens quasi familiaux entre ces femmes. Toutes lesbiennes, à mi-chemin de ce qu’ont pu théoriser Faderman et Foucault en leur temps, elles se rejoignent dans une perspective monosexuelle relationnelle échappant à la norme hétéronormée sociale. Une communauté de cœur qui apparaît alors comme une échappatoire pour ces femmes qui définissent par la même occasion un nouveau rapport à la masculinité. À la fois fascination et critique de la virilité, expérience physique de la transsexualité, ces performers du genre redéfinissent la sexualité avec audace.
Autre type de performance et de construction sociale, un film à la forme nettement plus expérimentale, Ruins de Raphaël Vincent, s’intéresse aux différents squats queer d’Europe occidentale. Par un refus du didactisme et d’exotisme, le réalisateur a filmé des « performances » de vie entre réel et fiction. Documentaire, car chacun y est filmé dans son milieu et comme il l’a désiré, mais justement fiction car on s’y représente dans une mise en scène de soi. La réalisation de Raphaël Vincent, forcément cosmopolite, y épouse les perceptions de chacun dans un style terrifiant et envoûtant, qui donne son sens plein au terme de performance développé par Judith Butler, qui est ici aussi bien personnel que artistique, prouvant qu’une sociabilité de création est aussi possible.
Porno queer : Del La Grace Volcano for ever
Immanquablement, le personnage clef de ce festival a été un artiste hybride, qui a traversé sous diverses formes et mutations le festival : Del La Grace Volcano. Aussi bien présente par son propre travail de cinéaste et de photographe que par ses collaborations dans des fictions ainsi que des documentaires, cette artiste aura donné tout son sens au terme de « queer ». Tantôt femme, tantôt homme, tantôt femme prenant de la testostérone ayant l’aspect d’un homme qui se travestit en femme, tantôt voix dans l’hilarant et très réussi Markus Fisher’s Wake d’Oreet Ashery, tantôt provocatrice dans le trash Pansexual Public Porn qu’elle réalise, tantôt fleur bleue comme dans le documentaire Venus Boyz où on la voit écraser une larme après avoir reçu de ses amis un vélo pour son anniversaire, Del La Grace Volcano s’est démultiplié sur l’écran au gré de ses fantasmes et des nôtres durant les cinq jours de festival. Connu pour ses photos d’hermaphrodites et ses portraits de drag-kings (visible jusque dans un épisode de Sex and the City !), cette artiste américaine nous a donné le vertige pour devenir le reflet parfait, en filigrane de ce que l’association du queer et du cinéma pouvait offrir de meilleur. Un chapeau bas pour Pansexual Public Porn, court porno de 11 minutes délirant, où Del La Grace en personne – armée d’une caméra numérique, de son clito géant et accompagné de son ami Hans (elle aussi bien équipée) – squattent les lieux de rencontres gays sauvages à la recherche de sexe. Tout le monde baise dans la bonne humeur, de façon décomplexée, presque avec la fraîcheur d’une première fois. La pornographie y devient alors quelque chose qu’on n’a jamais vu auparavant (sauf peut-être dans les films d’Annie Sprinkle), et on songe au Pan du titre, dieu joyeux d’une mythologie qui savait aussi s’amusait des genres.
Il faut alors signaler un autre film délirant sur la sexualité trans, plus précisément sur la jouissance trans : Le Doigt de Dieu ou la bite de Lacan, réalisé par le collectif du GAT (Groupe Activiste Trans). Jouissance cérébrale du démontage en bonne et due forme des théories les plus homophobes et transphobes de Lacan, mais aussi réappropriation d’un corps qui fait encore si peur, par des mises en scène porno et érotique. Ces quinze minutes de délire et de provocation bien placée sont la cerise sur le gâteau d’un festival qui, en dépit de débats qui n’ont pas bénéficié de l’espace et de la durée nécessaire, est clairement attendu pour sa troisième édition.