À l’ombre de la sélection reine, dans les recoins marécageux du Ciné 104, la compétition « expérimental – essai – art vidéo » fait son miel des écritures inclassables. Entre les ovnis, les arnaques canularesques et le documentaire poétique, la sélection abrite le meilleur comme le pire, dans un tourbillon séminal d’images bâtardes et orphelines, d’ordinaire plus familières des black boxes muséales et des projection ultra confidentielles que des salles obscures. Depuis quelques années, c’est surtout l’alcôve du Fresnoy, et de ses cultivateurs des tendances les plus contemporaines de l’art vidéo. Mais plus largement, c’est l’annexe des écoles d’art, dont les rejetons foisonnent au générique de 25 films-éprouvettes qu’il serait bien prétentieux de chercher à rassembler sous d’autres étiquettes que celles, un peu vieillottes, de l’intitulé de cette compétition bis. Cela dit, il ne faudrait pas négliger l’un des derniers bastions parisiens du cinéma élargi, terre d’accueil de films inexploitables, comme le prodigieux portrait de Masao Adachi par Philippe Grandrieux (titre complet : Il se peut que la beauté ait renforcé notre résolution), lauréat du grand prix 2012, encore introuvable à l’heure actuelle (même sur les plate-formes de téléchargement, c’est dire !). C’est pourquoi, malgré la grande hétérogénéité du cru 2014, rendons justice à un festival qui a su, d’année en année, mettre en lumière des auteurs et des films qui, sans ce petit coup de pouce, n’auraient peut-être jamais rencontré leur public.
Self-films
Autrefois empire du « méta » et des derniers lambeaux nostalgiques de super 8, l’expérimental de Côté Court s’est emparé massivement des supports numériques, et en premier lieu de la vidéo. Conséquence ou non de ce renouvellement de l’outillage, le centre de gravité des films s’est majoritairement déplacé de l’instrument au filmeur, avec une domination des chroniques du « je », ou du « nous », qui finissent toujours par se boucler à la première personne (même quand la narration emprunte des chemins de traverse, comme Des châteaux en Espagne de Pauline Horovitz, qui parvient à tirer son épingle du jeu dans un savoureux cocktail d’humour et de tendresse). Hasard de l’époque ou parti pris de programmation, les écritures du moi écrasent en nombre – rarement en qualité – les films plus centrifuges. Conséquences désastreuses du syndrome Jonathan Caouette (auteur en 2003 d’un film amateur stupéfiant, Tarnation, produit pour 200 dollars) sur la nouvelle génération, rétrécissement du périmètre imaginaire en réaction aux flots d’images globalisées, voire pire, annexion du documentaire par les caprices de l’ego, nombreuses sont les hypothèses du fourmillement de ces faux films « en miroir », le plus souvent paresseux et pauvres. Témoin le sous-genre des « bromances du réel » conjuguées au féminin, avec Our Malik d’Anaïs Volpé et This Is the Way de Giacomo Abbruzzese : déclaration d’amitié nasillarde dans un slam congestionné à la Orelsan pour le premier, et petite chronique de famille 2.0 à l’iPhone pour le second (avec l’histoire de Joy, issue d’une insémination artificielle et fille d’un couple de lesbienne et d’un couple de gays). D’autres, comme Ludivine Henry, auteur de Que reste-t-il ?, et Elsa Levy avec La Femme Crocodile, se contentent d’exhiber leur intimité, boudinées dans des dispositifs trop recroquevillés pour faire éclore l’universel. Heureusement, deux films en forme d’oraisons sauvent l’honneur des « ego scriptor ».
Souviens-toi l’été dernier
Papa est mort de Pierre Filmon échappe singulièrement aux écueils de l’épanchement crémeux par une voix off à haut débit, qui confisque pudiquement au spectateur ce petit temps de pause nécessaire à l’infusion des émotions. Le vidéaste raconte les dernières heures de son père, ancien combattant de la guerre d’Algérie. Le récit nous emporte à la faveur d’une dérive salutaire sur les traumas de la torture infligée, et de la gestion du temps de mort. Des plans gelés illustrent et suspendent la narration, offrant le contretemps d’une voix qui boule son texte pour éviter tout effet de complaisance. Le film tisse une correspondance avec la très belle élégie des premiers émois d’Été 91 de Karine Wehbé et Nadim Tabet, qui fait courir en parallèle les images fixes et solaires d’une résidence balnéaire avec une narration à deux voix : celle d’une femme qui allait découvrir son premier amour, et celle de l’homme qui en fut l’objet. En somme, une idylle de vacances suspendue aux nappes électroniques d’une musique fluette mais lyrique. Sur fond de guerre du Liban, les corps de nymphettes brûlent sous le soleil et les désirs. Au fil des réminiscences, le souvenir des caresses résonne avec les motifs de la guerre : les arrestations, les sirènes, les bombardements, brouillant les frontières de l’intime et du drame collectif dans un grand frisson de sensualité triomphante. Été 91 empoche le Prix du Pavillon, couronnant ce film à la double première personne d’une distinction méritée – à titre individuel.
Enfin, parce qu’il est difficile de rendre compte de la diversité d’une telle sélection, rendons hommage à son film-pavillon : Palais d’Arash Nassiri (produit par le Fresnoy), récipiendaire du Grand Prix de la compétition expérimentale, avec son assemblage d’images déconnectées, emblème d’une sélection échevelée mais pétaradante (à titre érotique, Victoria de Mathilde Marc et Parce que les ogres, de Marie L. méritaient à eux seuls le détour). De l’effeuillage méthodique et contraint d’un détenu, à la naissance d’un poulain, en passant par le dîner rupin de créatures cachées sous leurs serviettes de table, Nassiri signe le film le plus sibyllin du festival dans un coq-à‑l’âne de séquences profuses et absconses, irréductibles et paradoxalement poreuses. C’est peut-être dans cette poétique du raccord imaginaire, plus libre, que le spectateur de cinéma expérimental comblera la crevasse entre la tentation narcissique des chroniques du « je » et la froideur des essais les plus formalistes. Mais en dehors d’un festival comme Côté Court, existe-t-il vraiment, ce spectateur friand d’un tel échantillonnage filmique ? Rien n’est moins sûr.