Organisé par trois universitaires queer (Marie-Hélène Bourcier, sociologue et activiste, Maxime Cervulle et Marco Dell’Omodarme, enseignants-doctorants) dans le sillage des festivals récemment créés à Berlin, Tokyo et Athènes, le Premier Festival international du film porno de Paris a vu le jour. Marquant le retour de films pornographiques dans une salle de cinéma française autre que le mythique Beverley, cette manifestation fut l’occasion de célébrer de façon décontractée la diversité des sexualités et de leurs approches filmiques.
Devant le cinéma légendaire de Jean-Pierre Mocky, les regards se font curieux. Parmi la foule cosmopolite du boulevard de Strasbourg, ceux qui ne passent pas leur chemin comme si de rien n’était vont jeter un coup d’œil distrait au programme. Maxime Cervulle profite de chaque occasion d’aller donner un dépliant, d’expliquer la petite altération que, moyennant une interdiction d’accès aux moins de 18 ans, connaît la programmation du Brady ces jours-ci et, pourquoi pas, de convaincre le spectateur potentiel de pénétrer dans le cinéma… Dans les salles se mélangent les sexes, les genres, les âges, les couleurs, les sexualités affichées ou supposées. Et sur les écrans ? Documentaires, fictions et films expérimentaux, courts et longs, porno gore, films de femmes, hard hétéro, lesbien, gay, trans : un peu de tout, pour tout le monde, donc. Ne nous y trompons pas : ce désir de ratisser large n’a rien à voir avec un ciblage unanimiste ou une absence de choix. Il y a derrière la programmation un parti pris : proposer ce qu’il y a de plus vivant et transversal dans le porno alternatif, c’est-à-dire créé en parallèle, en marge voire en réaction à l’industrie du sexe. À l’affiche notamment, les réalisatrices Joanna Angel (pornos hétéro parodique), Maria Beatty (SM lesbien) et Catherine Corringer (vidéos SM queer), ou encore l’acteur trans FTM (female to male) Buck Angel, aussi connu sous le nom de The Man With a Pussy… On n’a malheureusement pas pu tout voir – figurez-vous que cela demande une certaine énergie. Voici donc un aperçu sélectif, donnant cela dit une matière suffisante à la réflexion.
Auparavant, une mise au point. Le critique de cinéma « traditionnel » se retrouve ici face à une difficulté : peut-être lui faut-il remettre en causes ses habitudes pour évaluer de tels films, où la représentation atteint un point limite – sûrement pas en termes de danger pour les bonnes mœurs, mais en tant qu’elle touche malgré tout à une fascination face au règne du visible et des corps-performance. Sans jugement de valeur, il n’est pas même sûr qu’on ait toujours affaire ici à du cinéma – soit des films voués avant tout au partage en salle et non à la consommation intime sur petit écran ; des films qui, par une approche subtile, énergique ou inventive du traitement du temps, de l’espace et des corps, proposent une véritable expérience au regard, s’adressent secrètement, confusément mais d’un même élan aux sens, aux émotions et à la pensée. À quels critères recourir, alors ? L’esthétique (entendue non pas comme une valorisation de la beauté pure, mais comme une distance, un détour avant d’accéder au réel) ? L’esprit du festival et la plupart des films semblent remettre en cause cette notion même. L’intérêt culturel, social, politique ? À condition de ne pas s’enfermer dans les grilles de lecture dogmatiques en envoyant paître un peu rapidement la notion (certes discutable, et d’ailleurs fort contestée par les études post-féministes et post-coloniales) d’universel. L’excitation ? Liée à la sexualité actuelle ou fantasmée du spectateur, elle est essentiellement subjective. C’est toute l’ambiguïté du porno, et ce qui en fait un passionnant laboratoire, extrême et débarrassé de toute hypocrisie, du cinéma : s’adresser a priori à des niches de spectateurs segmentés (par sexualités et types de fantasmes) mais pouvoir toucher au-delà des catégories. Il est d’ailleurs à noter que l’appellation porno recouvre ici des objets forts divers, ayant tous en commun la représentation explicite du sexe mais n’ayant pas nécessairement pour fin le soulagement masturbatoire… Bref. Il s’agit de trouver des équilibres, au premier chef desquels celui entre le cerveau et le bas-ventre.
Dans Female Fantasies (Petra Joy, GB, 2007), film sans dialogues réalisé par une femme à l’intention des femmes, on peut toutefois parier que le spectateur masculin, qu’il soit hétéro, homo ou bi, ne peinera pas à trouver son compte – d’une part parce que le film explore diverses manières de combiner hommes et femmes ; ensuite parce que son imaginaire n’est finalement pas si éloigné que ça du porno masculin hétéro ; enfin parce qu’il y a toujours un certain écart entre rôle public, pratique sexuelle, projection et identification… Entre de ridicules séquences d’ombres chinoises viennent en tout cas se nicher des saynètes intéressantes : un homme aux yeux bandés laisse à une femme le soin de mener la danse de leurs ébats, un homme seul sous la douche se masturbe avec volupté, des hommes se touchent et se sucent dans des toilettes avant d’être rejoints par une dominatrice… Univers kitsch et image baveuse, musique de remplissage : le film, pourtant réalisé par une photographe, ne marque pas par son esthétique, même si l’on veut bien admettre qu’en vertu du sujet annoncé dans le titre, il explore une certaine imagerie. De ce point de vue précis, on pourra préférer, quoique sur un mode très léché et physiquement normé, les visions ouatées du pape californien Andrew Blake.
Barcelona Sex Project (Erika Lust, Espagne, 2008) : entre documentaire et télé-réalité, le film commence plutôt bien, intrigue, stimule : face à la caméra, une jeune fille espiègle tatouée de partout se raconte, d’abord de façon très générale, puis plus précisément sur sa vie sexuelle, avant d’être filmée en train de se masturber. Le film reconduit le dispositif pour deux autres filles et trois garçons, en alternance. Dispositif intéressant, qui a l’audace de laisser le temps au temps. Malheureusement, la répétition engendre trop de systématismes pour tenir la longueur. Les séances de masturbation finissent par lasser. Surtout celles, monotones et sans surprise, des garçons. Côté filles, c’est plus varié, plus rigolo. Et révélateur : où la fille dont la beauté répond le plus aux canons traditionnels et qui prend des poses de starlette s’avère bien moins troublante que la punkette rondelette et rougeaude claquemurée dans son monde, iPod scotché aux oreilles… Question de suggestion d’un univers intérieur. L’intérêt du film vient évidemment de ce qu’il laisse deviner sur la construction des imaginaires. Bien vite, pourtant, cet intérêt touche à sa limite, et le malaise guette, l’instance observatrice s’effaçant de façon bien plus déplaisante que respectueuse. Les portraits ressemblent au fond à la façon dont on présente des candidats de jeu télévisé en les rabattant à quelques j’aime/j’aime pas. Bien qu’on ne les entende pas, les mêmes questions binaires semblent être inlassablement posées : être fidèle ou non, se marier ou pas, etc. D’où des propos fatalement conformistes – indépendamment même de la nature des réponses. Même la jeune mère célibataire vaguement délurée et bisexuelle attend de rencontrer l’homme parfait. Et quelque chose sonne faux chez ces hommes musclés et rasés qui se disent tous attentionnés et à l’écoute du plaisir de leur partenaire… Il y a dans tout cela un côté lisse, façon bouquin de sexologie pour jeune couple dynamique et petit-bourgeois, face à quoi la réalisation ne prend guère de distance. Ce qui pose pour le moins problème.
À l’opposé, on trouve Consenting Adults (Gerard Damiano, USA, 1982). Le cinéaste à qui l’on doit le culte Gorge profonde y livre un panorama de différents aspects des États-Unis post-révolution sexuelle : concours de Miss et Mister America Nude, séance de domination, combats de filles à poil virant en partouzes… Entre cinéma-vérité, enquête socio-culturelle et film d’amis, le bien-nommé Consenting Adults est un documentaire libertaire et vivifiant proposant, sans déroulement programmatique de scènes obligées, une vision décomplexée du sexe. S’il reste assez hétérocentré et souvent axé sur la femme en tant qu’objet de désir de l’homme, cela n’empêche pas quelques réajustements bienvenus : les concours nudistes ont lieu en même temps pour les deux sexes ; la séance SM est un jeu de rôles qui a pour objet la ritualisation – donc la mise à distance – des rapports de domination ; et, de manière générale, les femmes sont ici autant sujets désirants qu’objets désirés. Peut-être le porno le plus sympathique et formellement tenu vu durant ces trois jours ! Et dire qu’il date de 1982…
Le récent Avenue X (Joe Gallant, USA, 2006) est cela dit loin d’être dénué d’intérêt. Le côté expérimental de cette politique-fiction underground, énergique et cradingue est parfois en roue libre, sa dimension politique est assez brouillonne : qu’importe. Il y a dans son geste contestataire un excès des plus revigorants. Le plus étonnant reste que malgré des scènes de sexe (hétéro) qui reviennent à intervalles réguliers comme dans un porno conventionnel et se résument systématiquement à des fellations sauvages et des sodomies – souvent avec les mêmes couples, qui plus est –, pas une seule fois on ne ressent une impression de déjà-vu, de lassitude. À le mettre en perspective avec Barcelona Sex Project, on tire la leçon suivante : c’est dans la gestion du couple répétition/différence au sein de son économie narrative, dans sa capacité à surprendre au sein d’un schéma connu d’avance, que se joue pour bonne part la réussite d’un porno.
Last but not least, les courts métrages de Catherine Corringer. Des objets filmés aux confins de l’art vidéo et de la performance queer qui ne se laissent pas aisément catégoriser, et que la réalisatrice est ravie de voir programmer à Côté Court (Pantin) aussi bien qu’au PPFF. Comme souvent dans l’art vidéo, quelques moments de laisser-aller, de flottement de la mise en scène, mais soudain des instants d’une intensité assez folle : des plans-séquences où des aiguilles tracent des sillons rougeauds ou carrément sanglants sur le dos d’un(e) dominé(e). Parmi ces images pas faciles s’exposent des visages fascinants d’inexpressivité. La dimension rituelle du SM est portée à son paroxysme, jusqu’à faire surgir quelque chose d’archaïque, de dionysiaque. Il ne s’agit donc pas de porno au sens habituel du terme. Et il faut bien le dire, la vision en est presque éprouvante. Des bandes-son très travaillées, très belles mais assez angoissantes, viennent parachever la double nature passionnante et malaisée des films. À se demander si la notion de plaisir intervient dans ces séances SM. Reste une trace indéniable : des frissons dans la peau, des images dans la tête – dont des plans spectaculaires d’éjaculation féminine. Le festival sert aussi à ça : donner une visibilité à des choses traditionnellement peu filmées.
Rayon pratique, on regrettera la qualité médiocre de projection vidéo dans la grande salle, l’absence de projections en pellicule et la pénurie de sous-titres français – mais la plus grande indulgence est volontiers accordée aux organisateurs, tant on imagine restreints leurs moyens. Il faut savoir qu’ils ont eu beaucoup de mal à faire exister ce festival face aux pouvoirs publics et ont dû se résoudre à le faire se tenir dans un cinéma privé. Que cette manifestation existe n’est donc pas rien, et l’on s’en félicite. Reste une question capitale : s’est-il passé des choses, dans ces salles obscures, comme aux grandes heures du Méry dépeintes dans la magnifique Chatte à deux têtes de Jacques Nolot ? Peut-être. L’auteur de ces lignes n’a qu’une certitude : il n’a rien vu, rien fait. Est-ce à dire qu’il y a là un échec ? C’est toute l’ambiguïté et la limite du dispositif festivalier, dont l’enjeu principal est la défense d’une idée de l’art ou de la culture : peut-on le transformer en expérience collective physique (comme le sont après tout les festivals de musique) ? Rendez-vous l’année prochaine pour voir comment tout cela évoluera…