Après la ressortie en salle la semaine dernière de In Girum Imus Nocte et Consumimur Igni, les cinq autres films de Guy Debord sont aujourd’hui à l’affiche ; en DVD l’intégrale cinématographique, de ses six films, plus un documentaire sur le père de l’internationale situationniste. Un événement supervisé par Olivier Assayas à la demande d’Alice Debord, la veuve de Guy, après l’invisibilité de ces films pendant des années. Déroutante pour le spectateur comme pour le critique, l’œuvre filmée de l’auteur de La Société du spectacle est profondément actuelle, et unique en elle-même par sa volonté affichée de faire un cinéma extrême, en utilisant le pouvoir de l’image comme critique de la société.
Que penserait Guy Debord d’un dossier critique sur ses films ? À en juger par la réponse qu’il apporte, dans Réfutations de tous les jugements, tant élogieux qu’hostiles, qui ont été jusqu’ici portés sur le film « La Société du spectacle », aux journalistes qui firent la critique dudit film, il y a fort a parier qu’il nous traiterait de « crétin », ou bien qu’il expliquerait, de sa voix monotone, que même ceux qui ont aimé son film n’y ont en fait rien compris. Quoi qu’il en soit, et puisqu’il nous est aujourd’hui donné la possibilité de découvrir des films invisibles pendant vingt ans, attardons-nous sur l’apport de celui qui ne se disait certainement pas cinéaste, mais « docteur en rien ». Si ses films furent si longtemps invisibles, c’est à la demande de Guy Debord lui-même. En 1984, son producteur, agent des stars du cinéma français et éditeur chez Champ Libre, Gérard Lebovici, est retrouvé assassiné dans un parking. Soupçonné d’être lié au meurtre, traîné dans la boue par plusieurs journaux, Debord répondra en interdisant la projection de ses films.
À la vision de ces « objets filmés » qui ne ressemblent à aucun autres, deux axes majeurs se dégagent : d’une part, la volonté de montrer que le « spectacle », c’est-à-dire la falsification généralisée du monde, s’est insinué dans toutes les sphères de la société, d’autre part que son cinéma ne voulait pas strictement proposer une alternative (comme un Godard, par exemple), mais « opérer un déplacement qui change le sens même des images dont il s’empare ».
Le grand détournement
Car Guy Debord était un radical. Fondateur de l’Internationale Situationniste (IS), née d’une scission avec le mouvement lettriste en 1957, il a érigé en mode de vie le principe de la révolution permanente. Lorsque paraît le livre La Société du spectacle, en 1967, Guy Debord a déjà depuis longtemps son idée du cinéma. Alors âgé de 19 ans, en 1951, il rencontre Isidore Isou et le mouvement lettriste ; Isou faisait alors scandale au festival de Cannes, où il présentait Traité de bave et d’éternité, un film fait de collage d’images récupérées ça et là, parfois abîmées, avec en bande sonore des monologues et des onomatopées.
Un an plus tard, la première projection parisienne de Hurlements en faveur de Sade, premier film du jeune Debord, au « ciné-club d’Avant-Garde » est interrompue violemment peu de temps après le début du film par les spectateurs et les dirigeants du ciné-club. C’est que le film ne présente strictement aucune image : rien, pendant plus d’une heure, qu’une succession d’écrans blancs ponctués de voix off récitant des morceaux du code civil, des citations littéraires, des bouts de dialogues (extrait : « je t’aime », « ce doit être terrible de mourir », « je ne te comprends pas », « tu veux une orange? », « je n’ai plus rien à te dire », « la jeunesse se fait vieille, la nuit retombe de bien haut »…), et d’écrans noirs complètement silencieux. Un silence assourdissant, le vide intégral à l’écran. À vingt ans, Debord était devenu l’inventeur de l’utilisation du noir total au cinéma, dans un « objet cinématographique » qui ne parlait même pas de Sade (« mais, on n’parle pas d’Sade dans c’film », remarque la voix off féminine). On n’en parle pas, mais il imprègne le film, cinq ans avant la création de l’Internationale Situationniste, au sein de laquelle l’influence sadienne est toujours présente, jusqu’au « jouissez sans entraves » de mai 68.
En introduction de ce film, une des voix off proclame la mort du cinéma : « il ne peut plus y avoir de film, passons si vous voulez au débat… » Un concept qui jalonne toute l’œuvre de Guy Debord, qui se sert du cinéma précisément pour porter son combat à l’écran. Guy Debord cinéaste ? Si toute sa théorie est contenue dans ses livres, pourquoi s’emparer du cinéma ? Pour que la théorie ne soit pas uniquement figée dans l’objet livre, mais prenne corps dans sa façon même de concevoir l’art. Ne pas seulement dire qu’autre chose est possible, mais le prouver en en laissant la trace. Les trois premiers films de Debord (réunis dans le premier DVD sous le titre « Contre le cinéma »), ne cesseront d’utiliser les voies du détournement et de la déconstruction.
68 et ses avatars…
Rebutants au premier abord, incompréhensibles pour beaucoup, les films de Debord ne sont pas une théorie figée ; ils sont aussi empreints de sa subjectivité, de ce qu’il a aimé, de poésie sur sa ville, Paris aujourd’hui perdue, d’un élan envers ceux qui firent Mai 68. Toujours construits sur la même forme (la société filmée par tous ses côtés, des citations de films ou de reportages, en noir et blanc, avec la voix off monotone de Debord qui récite des extraits de ses textes), son œuvre prise dans sa totalité, est cohérente car fidèle aux mêmes idées. Et surtout, elle possède toute l’ironie qu’il fallait pour s’emparer du cinéma à contre-courant. Debord ne se prive pas de parler de ce « travelling raté » dans son propre film (Sur le passage de quelques personnes à travers une assez courte unité de temps, 1959), ou d’incruster des cartons à l’écran proclamant : « Un des plus grands anti-films de tous les temps ! Des images vraies ! Avec des personnages authentiques ! » (Critique de la séparation, 1961), ou encore « Ce film pourrait avoir encore une valeur cinématographique si ce rythme se maintenait : il ne se maintiendra pas. » (La Société du spectacle, 1973).
Dans Sur le passage…, et dans Critique de la séparation, la caméra navigue entre images d’actualités, comme séparées du monde réel, symboles de la société de production et de la consommation in fine, et images du quartier Latin des années soixante, d’une jeunesse effervescente qui travaillait sa révolte au fond des cafés, à coup d’alcool, de rock-n-roll, et de mots. On sent tout à la fois la tendresse du réalisateur pour ces groupes qui furent les siens, et une sorte de distance, qui semble dire, « trop tard, nous n’aurons pas changé le monde. » « Pour détruire cette société, il faut être prêt à lancer contre elle dix fois de suite, ou davantage des assauts d’une importance comparable à celui de Mai 68, » proclame-t-il dans La Société du spectacle.
Séparés du monde réel
Le thème du spectacle en tant qu’affirmation de toute vie humaine comme une simple apparence, et en tant que pouvoir et organe de la domination des classes, trouve son apogée dans le film La Société du spectacle. Entièrement composé d’extraits de la première édition du livre (1967), il continue le principe du détournement, défini par les situationnistes comme la communication qui peut contenir sa propre critique. Dans la bande-annonce, on peut lire: « un film que vous pourrez voir prochainement sur les écrans, et par ailleurs sa destruction ».
Dans ce film, Debord poursuit la même théorie et sa mise en pratique, mais revient aussi sur les révolutions avortées, ses échecs et ses responsabilités. Affirmant sa séparation avec le marxisme-léniniste, il se range du côté des libertaires – la définition ne lui aurait peut-être pas plu, mais c’est un aspect indéniable de son œuvre. Revenant sur le symbole de l’eau en filmant la Seine qui s’écoule sous les ponts de Paris (une image présente dans tous ses films) et celui de l’écoulement du temps, il y affirme qu’on ne maîtrise pas notre temps ; la classe dominante possède l’histoire et maintient une permanente immobilité comme condition de durée de son pouvoir sur les dominés.. Dans sa tentative sans cesse renouvelée de réveiller les consciences, il répète que le cinéma aurait pu être un essai, un examen historique, et non une histoire consommable comme n’importe quel autre bien destinée à tromper l’ennui.
L’ultime film et le « documentaire »
Il n’est pas surprenant alors de retrouver des échos des travaux de Debord rapportées à notre propre époque. Pascal Bonitzer disait même à propos de Im Girum Imus Nocte et Consumimur Igni (1978), le dernier film laissé par Guy Debord (avant le documentaire Guy Debord, son art et son temps, sur lequel nous reviendrons) que « les spectateurs ne peuvent rester indifférents, en cette époque de tous les renoncements, de tous les arrangements, à cette voix seule qui parle d’absolu ». Mais de quelle époque s’agit-il ? Cette « époque de tous les renoncements » n’est-elle pas aussi bien celle des années cinquante, durant lesquelles les lettristes se spécialisèrent dans le sabotage de Cannes, que celle du début des années quatre-vingt ? Ou la nôtre ? Car la force de ce dernier film, qui reprend le même schéma d’images détournées ponctuées par la voix du réalisateur, est à la fois d’atteindre l’universel en prenant des accents lyriques.
Ce titre palindrome (on peut le lire dans les deux sens) sonne comme une confession et l’affirmation de la fidélité de Debord à ses idées et à sa manière tout à la fois de concevoir l’art et la vie. Nous tournons en rond dans la nuit et serons consumés par le feu, traduction en forme de point final à son incursion dans le cinéma, résonne comme l’aveu d’une impossibilité de changer le monde, bien qu’il ait essayé, sans relâche.
Cette dernière œuvre, tout comme les autres, est la preuve de cette « révolution à l’ouvrage », sans cesse renouvelée, quand bien même Debord se considérait comme le seul à la faire. « Pour justifier aussi peu que ce soit l’ignominie complète de ce que cette époque aura écrit ou filmé, il faudrait un jour pouvoir prétendre qu’il n’y a eu littéralement rien d’autre, et par là même que rien d’autre, on ne sait trop pourquoi, n’était possible. Eh bien ! Cette excuse embarrassée, à moi seul, je suffirai à l’anéantir par l’exemple. Et comme je n’aurai eu à y consacrer que fort peu de temps et de peine, rien ne m’a paru devoir me faire renoncer à une telle satisfaction», explique le réalisateur de Im Girum, de sa voix toujours si monotone. Le temps d’agir est révolu pour lui. Empruntant la voix de Frédéric II, roi de Prusse, qui lança à un officier hésitant sur un champ de bataille : « Chien ! Espériez-vous vivre toujours ? »
Un acte de plus dans sa guerre déclarée à la société et la preuve que de tels films puissent exister, malgré la marche contraire de la société. Olivier Assayas, qui s’est toujours senti des prédispositions à la déconstruction, inspirée aussi par le punk-rock anglais des années quatre-vingts, ne pouvait être que mu par la pensée de Debord. En 1995, un an après la disparition de Guy Debord, il écrit un texte sous forme de dédicace dans les Cahiers du Cinéma, qui résume toute l’œuvre du situationniste : « Il nous dit qu’il est toujours bientôt trop tard. Que les occasions perdues ne reviennent pas. Mais aussi que la pensée peut soulever la ville. Il ne l’a pas seulement dit, il l’a fait et il en a laissé l’exemple. Afin que chacun, au fond de soi, dispose de la preuve que c’est faisable. »
Jusqu’au bout, Debord a maîtrisé son œuvre cinématographique, ne laissant à personne le soin de le critiquer ou de le juger. En 1994, Canal+ organise une soirée « spéciale Guy Debord » et diffuse La Société du spectacle. Alain De Greef commande alors à Brigitte Cornand un documentaire sur Guy Debord. Celui-ci accepte, tout en posant des conditions très précises. C’est lui qui fournira toute la matière du film Guy Debord, son art et son temps, en se posant comme le seul apte à juger de lui-même : « Je ne veux entendre, ni ne veux que vous entendiez vous-même, de quiconque, aucune sorte de remarque, même élogieuse. Il serait en effet impensable que je reconnaisse implicitement à qui que ce puisse être, la plus minime compétence, ni la moindre qualité pour rien juger de mon œuvre ou de ma conduite. » Atteint d’une maladie incurable, Guy Debord se suicide avant la diffusion du documentaire.
En 2005, un des aspects les plus frappants de son œuvre est de constater à quel point l’Histoire a confirmé ses analyses. Un penseur immense et fidèle, de ceux qui inspirent et donnent à agir.