Du 11 mai au 17 juin, la Cinémathèque française programme le cycle L’image des plaisirs. Sexpérimentaux concocté par Nicole Brenez et Luc Vialle, et pensé comme une réponse à l’affirmation de Jean-Luc Godard : « On ne sait pas filmer les rapports sexuels ». Face à ces « sexpérimentaux », on pense volontiers à une autre fameuse phrase de Godard prononcée dans Je vous salue Sarajevo : « Il y a la culture qui est de la règle. Il y a l’exception qui est de l’art. » Si le cinéma porno industriel et la majeure partie du cinéma narratif traditionnel disent très bien la règle, Nicole Brenez et Luc Vialle ont formidablement dit l’exception, ou plutôt, puisque « cela ne se dit pas », l’ont programmée. Nicole Brenez rappelait, lors de la soirée d’ouverture du cycle, que Jonas Mekas a été emprisonné pour avoir projeté Un Chant d’amour de Jean Genet : filmer l’exception et la montrer relèvent toujours d’un geste subversif d’opposition à un certain ordre du monde. Pour mesurer la portée politique de cette programmation, il suffit de constater les déplacements sémantiques que celle-ci produit ; les notions de « normes » et de « marges » sont rendues inopérantes, tant la pluralité des films atomise les standards et répond à pluralité des sexualités.
Si ces œuvres se démarquent, c’est peut-être d’abord au regard de la prolifération des images pornographiques que l’on connaît aujourd’hui. Sur ce point, l’un des films présentés en ouverture du cycle propose très concrètement un négatif du cinéma porno dominant. Dans The Day I’ve Been Fucked in Front of the Entire World (2021), Léolo Victor-Pujebet se réapproprie des plans pornographiques qu’il a lui-même tournés pour un grand studio grâce au traitement négatif des images. L’intervention esthétique transforme les deux êtres à l’écran en auras luminescentes traversées par une même énergie solaire. Puisque l’ombre devient lumière, chaque contact vient illuminer la peau de l’autre : les plans hard se transforment en halos éblouissants, tandis que les caresses embrasent les silhouettes, figurant l’extase produite par leur alchimie. Tel est l’un des enjeux figuratifs de la représentation du sexe au cinéma : aller au-delà de la surface des corps pour saisir une expérience intérieure, faite d’affects et de sensations. De cette difficulté découle deux écueils principaux : d’un côté, le cinéma porno limite le sexe à une mécanique, de l’autre, le cinéma narratif traditionnel le réduit à un ensemble de signes et d’ellipses participant d’une imagerie érotique convenue. À l’inverse, les cinéastes « sexpérimentaux » entendent interroger les puissances propres du médium filmique pour explorer toutes les dimensions qu’il recouvre.

L’affirmation d’un regard
Plus précisément, ces contre-images détournent un certain nombre de figures formelles du cinéma porno pour en revitaliser la puissance plastique. Il en va ainsi du gros plan, valeur de cadre fondamentale du X, qui répond à un impératif de visibilité maximale : les caméras doivent enserrer les corps (dans une logique semblable au dispositif carcéral) pour être au plus près de la mécanique sexuelle. Dans Ai (Love) de Takahiko Iimura, les gros plans obéissent toutefois à une logique inverse, en devenant l’incarnation d’une puissance de perdition. Alors que les deux acteurs se livrent à une violente étreinte sexuelle, le gros plan nous perd au sein de paysages de chair, où il devient difficile de distinguer les corps des deux acteurs. Le travail figuratif répond alors aux pulsions dévorantes des êtres et au fantasme de la fusion charnelle, à travers lequel le sujet cherche à se dissoudre dans l’autre. Scott Bartlett dans Lovemaking va encore plus loin dans l’abstraction en associant cette échelle de plan à un subtil travail du flou. Cette perte relative de visibilité ne répond aucunement à une forme de pudibonderie, mais vient plutôt saisir au plus près la rencontre des corps.
Dans chacune de ces recherches plastiques s’exprime la singularité d’un regard. À la fois trop vu et mal vu dans le cinéma porno, et pudiquement éludé dans le cinéma traditionnel, le sexe constitue un tabou visuel auquel des cinéastes radicaux, indisciplinés et résolument subversifs se sont attaqués. De manière comique et insolente, Roland Lethem ouvre Le Sexe enragé par un gros plan sur une vulve, tandis qu’une voix masculine affirme : « This is a SEX. » Le plan sonne comme une affirmation polémique, qui exprime la nécessité de voir, enfin, ces images manquantes du cinéma. Dans Bomb Culture, un ouvrage dédié à la culture underground, Jeff Nuttall appelait de ses vœux à « que soit élaborée publiquement une conception commune de l’être humain dépourvue de toute hypocrisie, de tout faux-semblant et que, en vérité, on retrouve une saine appréciation de la beauté qui caractérise les organes génitaux et le trou du cul. » Cette « saine appréciation » ne peut s’entendre sans une forme d’étonnement, qui prend au sein de cette programmation des formes multiples. Devant Hedonistic Communication : Kontakte. Ich Du und Ich d’Irm et Ed Sommer, c’est la contemplation géométrique des corps qui donne son étrangeté à l’anatomie humaine et déconstruit notre regard, tandis que dans Christmas on Earth de Barbara Rubin, de très gros plans sur des organes génitaux, à la fois drôles et provocants, renouent avec une forme d’étonnement naïf qu’aurait un individu découvrant son anatomie (on y voit les contractions d’un anus, un homme qui s’amuse à recouvrir son pénis sous ses testicules, etc.).
Sur et sous la communication
Ces films parviennent ainsi à inverser le rapport de force entre l’image et le spectateur qui caractérise le porno industriel. Au lieu de répondre aux attentes déterminées du spectateur-voyeur, ces images nous invitent à reconsidérer l’effet que peut produire une image explicite. En la matière, la programmation offre un panorama assez vertigineux des potentialités du cinéma. Si certains des titres projetés explorent une logique presque anti-érotique (exemplairement les œuvres de Kurt Kren ou certains films appartenant au « cinéma de la transgression »), d’autres cherchent à produire une forme d’extase filmique chez le spectateur, dont l’exemple le plus fulgurant serait peut-être Blanche de Marc Hurtado, projeté au sein de la seconde partie du cycle.
Des années 1970 à la fin des années 1990, Hurtado a réalisé une poignée de courts-métrages épousant une logique similaire : le cinéaste, seul dans la nature, filme son propre visage qu’il surimprime sur des plans de l’écosystème environnant, tandis qu’il lit ses propres poèmes en voix-off, gémit et hurle de plaisir. Certains titres, comme Aurore ou L’Autre rive, éclairent sa démarche : son cinéma vise à un éveil sensoriel afin d’atteindre l’extase. Le concept d’expérience intérieure, forgé par Georges Bataille, peut permettre de préciser l’effet produit par les films d’Hurtado. Le philosophe décrivait en ces termes les contours d’une expérience extatique : « Je pensais que « la douceur du ciel » se communiquait à moi et je pouvais sentir précisément l’état qui lui répondait en moi-même. Je la sentais présente à l’intérieur de la tête comme un ruissellement vaporeux, subtilement saisissable, mais participant à la douceur du dehors, me mettant en possession d’elle, m’en faisant jouir. » Par des surimpressions qui confondent visage et paysage, filmer s’apparente à un acte onaniste, dont la finalité ne consisterait pas à satisfaire un plaisir individuel, mais plutôt en un épanchement grâce auquel le sujet se dissout et fusionne avec l’extérieur. De manière mimétique, le visage extatique d’Hurtado devient le nôtre. La vibration lumineuse de la pellicule crée un léger effet de scintillement, qui, progressivement, engourdit nos sens et semble même estomper la délimitation de l’écran. Dans Blanche, les vagues déferlent au ralentit sur la plage au même rythme que les syllabes chuchotées par Hurtado en voix-off : notre respiration se cale alors sur ce rythme lancinant et le film s’empare de notre corps. Comme le soulignait Bataille, ce ravissement est un lieu de communication : « »Soi-même », ce n’est pas le sujet s’isolant du monde, mais un lieu de communication, de fusion du sujet et de l’objet. », avant de poursuivre plus loin : « l’extase est, semble-t-il, la communication, s’opposant au tassement sur soi-même. » Ce cinéma masturbatoire (il le figurait explicitement dans L’Autre Rive) vise à la fois la fusion du cinéaste avec le monde, et celle du spectateur avec le film.

Mais si ces images sont aussi puissantes, c’est qu’elles le sont aussi d’un point de vue plus directement politique. Elles composent un arsenal formel mis au service d’une guérilla esthétique contre les images dominantes et contre l’ordre établi. Dans Nus Masculins (1954), François Reichenbach réalise une sorte d’utopie filmique en filmant ses acteurs (ou plutôt ses modèles) comme des statues grecques perdues dans le jardin d’Eden. Toute trace du monde contemporain et des lois homophobes qui régissaient la France de l’époque est par là laissée hors champ. Les plans s’apparentent à un regroupement d’images intimes et prohibées, qui inventent un espace dans lequel la sexualité se vivrait librement. La conscience du caractère illusoire de cet hétérotopie voile toutefois ces films d’une certaine mélancolie, à l’instar d’Amphetamine de Warren Sonbert et de Wendy Appel, où de jeunes hommes s’enlacent, s’embrassent et se droguent entre les quatre murs d’un appartement, comme s’ils avaient besoin d’inventer une réalité alternative pour pouvoir s’aimer.
Plus explicitement, certains cinéastes s’emparent de la sexualité comme d’une arme politique pour s’attaquer aux systèmes de dominations oppressifs, qu’il s’agisse de l’exploitation capitaliste (Grève et pets de Noël Godin, où des ouvriers transforment une usine en un lieu d’orgie), de l’impérialisme (les films d’animation psychédélique de Keiichi Tanaami, qui détournent les icônes de l’impérialisme américain), ou encore des dogmes religieux (le montage provocateur de Robert Short dans The Voluptuous Martyrdoms of the Magnificent Masturbators, qui lie sacré et profane). Enfin, ce sont parfois certains panachages de programmation qui renforcent la puissance contestataire des œuvres, comme lorsque Luc Vialle et Nicole Brenez décident de programmer Le Quartier des femmes de Kâmrân Shirdel entre les films de Paul Sharits, Bruce Conner ou Jean-Pierre Bouyxou. Le cinéaste iranien y filme le quotidien des prostituées du quartier de Qaleh à Téhéran, mais dès le début du tournage, ses images sont confisquées, l’obligeant à filmer les photographies prises par Kaveh Golestan. Loin des célébrations sexuelles libertaires du reste de la programmation, le film met en lumière le hors-champ du cycle, à savoir les territoires où des États autoritaires rendent impossibles l’existence de ces images et, plus encore, oppriment les désirs qui les président.
Au fil des séances, L’image des plaisirs. Sexpérimentaux est apparu comme un idéal de contre-programmation, en proposant une histoire alternative du cinéma pour célébrer, dans l’un des temples de la cinéphilie, des cinéastes marginaux, méconnus ou oubliés. Lors de sa présentation de Johnny Minotaur, Nicole Brenez évoquait par exemple « le devoir » de célébrer Charles Henri Ford, un cinéaste oublié, dont l’œuvre renvoie à celle de Jean Cocteau, de Jean Genet ou de Kenneth Anger. Chaque présentation était l’occasion pour Brenez et Vialle de partager leur admiration pour des objets rares ou difficilement visibles à travers des prises de parole marquées par la joie et une émotion communicative. En l’espace d’un mois à la Cinémathèque, ces deux « passeurs » auront rappelé que le cinéma est un art résolument subversif, pour reprendre la notion chère à Amos Vogel.