Le cinéma Reflet Médicis (Paris 5e) a la merveilleuse initiative de projeter dès cette semaine l’intégralité des films survivants du critique et réalisateur Louis Delluc. Contemporain et camarade de Marcel L’Herbier, Jean Epstein et d’autres au sein de l’avant-garde du cinéma français des années 1920, son statut de chef de file, dont le nom a depuis été donné à un prix prestigieux, faisait un peu d’ombre au souvenir des œuvres qui méritaient pourtant bien d’être redécouvertes : les quatre films encore conservés des sept qu’il put réaliser, dans une vie écourtée à l’âge de 33 ans par une tuberculose de longue date aggravée en « phtisie galopante ». Soit un parcours presque aussi météorique que celui d’un autre illustre contemporain encore un peu plus jeune, Jean Vigo, et un œuvre dont les vestiges filmés (Le Chemin d’Ernoa, Fièvre, La Femme de nulle part, enfin L’Inondation que Delluc acheva quelques semaines avant sa mort) ne peuvent nous offrir que partiellement la richesse de l’appréhension du cinéma par cette figure tutélaire.
Naissance du « cinéaste »
L’importance de Delluc dans l’histoire du cinéma a ceci d’ironique qu’il avait commencé par tout faire pour ne pas y figurer. Critique d’art en premier lieu, il n’avait alors qu’un mépris élitiste pour ce qu’il ne considérait, en France en tout cas, que comme un moyen de divertissement de masse, avec ses sérials, ses actualités, ses œuvrettes légères, ses films d’art. Il fallut l’insistance de sa future épouse et muse, l’actrice de théâtre Ève Francis, pour qu’en 1916 il acceptât de se compromettre dans une salle où l’on projetait Forfaiture, de Cecil B. DeMille ; le sceptique fut conquis, tant par la qualité de la mise en scène que par la performance habitée de l’acteur Sessue Hayakawa. Surtout, ce film américain (il devait rester très attentif aux productions d’outre-Atlantique) lui fit entrevoir ce qui, selon lui, empesait le cinéma français, notamment une trop grande dépendance vis-à-vis du théâtre et de la littérature, tandis que lui y découvrait un art de l’image à part entière qui méritait de briller de ses propres feux.
Ce qui ne vaut pas la peine d’être écrit, on le tourne.
C’est sur de telles prises de position qu’il posa les bases d’une critique spécifique au cinéma, novatrice, intransigeante et surtout indépendante vis-à-vis des considérations publicitaires qui prédominaient alors dans l’approche journalistique des films (tendance pas enterrée pour autant, loin de là…). Il édita des revues spécialisées, fonda en 1920 le premier ciné-club. Poursuivant son idée d’un medium élevé au rang d’art par-delà son bénéfice commercial, il fut le premier à formuler et imposer un terme pour désigner les contributeurs de tous ordres à cet idéal de cinéma, quelle que soit leur fonction, même si par la suite il ne devait être associé qu’à une seule. Le mot : « cinéaste ».
Quand en 1920 il entreprit de se mettre lui-même à l’épreuve face à ses hautes idées, ce ne fut certes pas en réalisateur de studio. Non qu’il évitât absolument ce cadre : notamment Fièvre (1921), son film le plus confortablement financé (avec le concours de la Gaumont), fut essentiellement tourné en studio pour figurer le décor quasi unique d’un bar marseillais. Mais ce natif du Périgord préférait aller à la rencontre de terres authentiques à filmer, tournant dans les régions mêmes où il plantait ses histoires, captant à l’occasion des scènes du réel. Et puis, ses films, malgré leur recherche esthétique évidente, gardent dans leurs coins un petit côté amateur, non poli par le professionnalisme, avec leurs recadrages furtifs, voire d’innocentes erreurs techniques (telles qu’un reflet de projecteur dans L’Inondation – 1924). Delluc n’avait pas besoin de penser en professionnel pour penser en artiste.
Nature humaine

Edmond Van Daële et Ginette Maddie dans L’Inondation (Louis Delluc, 1924)
Si Delluc affectionnait tant de filmer des lieux réels voire naturels, c’était autant pour créer des images du monde hors de l’artificialité des studios (ainsi fait-il à plusieurs reprises de la France provinciale un décor marquant) que parce qu’il voyait dans les éléments des connexions esthétiques avec les sujets de ses films, les tourments du désir humain. Impossible de manquer à quel point, dans les quatre films qui nous sont restés, les mêmes thèmes viennent habiter les images à travers, entre autres, des formes naturelles : triangles amoureux ; souvenirs, fantasmes et regrets lancinants ; allers et retours dans des quêtes désespérées.
À chaque instant la vie fait du cinéma. Il est temps que le cinéma fasse de la vie.
Dans Le Chemin d’Ernoa (1921) tourné dans le Pays basque, un homme jusqu’alors trop retenu déclare sa flamme à une femme dont le cœur est à son mari, tandis qu’ils roulent en voiture pour sauver ce dernier (un voleur en fuite). La caméra, fixée au véhicule, suit en vue subjective les sinuosités de la route où les buissons de chaque tournant appuient le lâcher-prise dangereux de l’amoureux transi et – peut-être – de l’objet de son désir. Toute la première partie en extérieur de La Femme de nulle part (1922) est battue par le vent, comme pour signifier les tourments intérieurs dans les deux personnages féminins : la jeune épouse qui rêve d’aventure avec son amant, et la femme mûre qui, ayant vécu une histoire identique dans le même lieu, revient le hanter en y portant ses souvenirs de douleur et de joie mêlées. Enfin, dans L’Inondation, ce sont les eaux de l’Ardèche qui charrient le désir enfoui quand elles grossissent (un fondu enchaîné sur le visage d’un être désiré) et qui, une fois les digues rompues, donnent le signal de la violence. Fièvre, parmi les quatre, fait figure d’anomalie expérimentale puisqu’il vient creuser le même sillon thématique en s’appuyant, lui, sur le contexte artificiel de son tournage en studio. Dans un bar du port de Marseille où les clients traînent leur routine et leur mal-être, des marins viennent exhiber leurs trouvailles d’Orient auprès des filles de petite vertu. Parmi eux, la femme du propriétaire des lieux reconnaît son ancien amant et tente de renouer avec lui. La tension monte un peu partout, l’histoire se finit en pugilat général et en meurtre. L’intervalle a été émaillé des souvenirs des uns et des illusions des autres, flash-backs et séquences oniriques filmés avec des filtres de couleurs différentes, soulignant ostensiblement le transport de l’esprit dans un autre univers mental. Sans forcément atteindre ce niveau de démonstration, le rêve et la réminiscence hantent tous ces films, l’usage d’ouvertures en fondu au blanc suggérant l’introduction du regard à une réalité alternative.
Allers et retours

Ève Francis dans La Femme de nulle part (Louis Delluc, 1922)
Le voyage à la recherche de satisfactions illusoires se retrouve également dans l’œuvre de Delluc, qu’il soit hors champ, passé ou imaginé, ou matérialisé par la figure de la route, ligne esthétiquement déterminante dans au moins trois des quatre films ressortis. Quand la route est filmée, c’est souvent pour être parcourue dans les deux sens : de l’arrière-plan au premier plan, on vient avec des espoirs, et on repart avec des regrets (Le Chemin d’Ernoa, La Femme de nulle part). Delluc se livre même à quelques compositions formelles sur ces lignes. Dans Le Chemin d’Ernoa par exemple, un personnage part par une route, et au plan suivant un véhicule arrive par une autre suivant un tracé quasi identique au précédent (seul le sens de circulation est inversé). Et dans ce même film, il y a bien sûr ce plan subjectif cité plus haut, lors d’un voyage en voiture donnant lieu à l’épanchement des sentiments.
Quant aux voyages non montrés, déjà faits ou que l’on désire faire, ils hantent fréquemment les personnages. Dans Le Chemin d’Ernoa (dont un autre titre était par ailleurs L’Américain), un Basque ayant voyagé aux États-Unis – et de ce fait, jugé avec distance par ses voisins – tombe amoureux d’une Américaine dont l’aisance sociale s’avère fragile (le mari est un voleur). Dans Fièvre il est essentiellement question de cela : les objets et les souvenirs rapportés d’un Orient lointain et exotique, mais aussi les espoirs que celui-ci suscite chez ceux qui n’ont aucune chance d’y aller, comme cette fille appelée Patience qui continue d’attendre son homme parti au loin (espoir placé dans les plans, documentaires, des bateaux dans le port de Marseille). Il y a certes, dans La Femme de nulle part, un mari filmé en voyage d’affaires, mais on ne l’y verra pas faire grand-chose de constructif, hormis ruminer sa solitude d’époux déçu et décevant, et avorter sa visite distrayante dans un bar à hôtesses. Si Delluc était curieux du monde, il ne semblait guère croire à la griserie de l’évasion, laquelle dans ses films ne semble vouée qu’à renvoyer ses personnages à leurs tourments intérieurs.
Beau masque

Ève Francis dans Le Chemin d’Ernoa (Louis Delluc, 1921)
N’oublions pas d’évoquer l’usage particulier que Delluc faisait des acteurs. La découverte de Sessue Hayakawa dans Forfaiture l’inspira pour rompre avec certaines habitudes du cinéma français. Ses acteurs se montrent économes en gesticulations et en mimiques, et s’il leur arrive de porter des postiches, le maquillage sur leurs visages n’est guère apparent, pour privilégier le minimalisme des expressions faciales. On note cependant qu’à une occasion, cet admirateur de Chaplin sacrifia à son amour pour le burlesque corporel : dans la bagarre générale de Fièvre, où l’un des clients se bat en moulinant comiquement l’air de ses membres – l’acteur n’étant autre qu’un célèbre clown de la Belle Époque, George Foottit.
Une exception notable à cette sobriété du jeu d’acteur hante presque tous les films de Delluc : Ève Francis. Que ce soit par ses traits singuliers, par le maquillage employé ou par l’éclairage attentionné dont elle fait l’objet, la muse du cinéaste – également une proche de Paul Claudel – crée les présences les plus démonstratives, les plus esthétiquement marquantes, un peu à l’écart du réel, ultime héritage semble-t-il des artifices théâtraux dans ce jeune cinéma. Mais il ne faut sans doute pas y voir une faiblesse du metteur en scène, tant ce visage atypique et souligné comme un masque apporte une singularité qui, à chaque film, trouve sa place. Ainsi, dans Le Chemin d’Ernoa, apparaît-elle d’abord, précisément, comme un masque, femme à la séduction factice et appât trop facile pour le désir d’un homme esseulé, avant de révéler in fine une certaine fragilité. Dans La Femme de nulle part, son grimage en femme mûre lui donne des allures de créature intimidante, de vestige en quête de son humanité passée. Et dans L’Inondation, si le projecteur vient faire blanchir sa peau d’amoureuse éconduite (le reflet malencontreux dont on parlait plus haut, c’est à ce moment-là), c’est pour lui imprimer l’étreinte glacée du désespoir qui lui serre le cœur. Actrice de l’artifice, elle se montre paradoxalement un facteur d’autant plus remarquable pour susciter, dans les images de Delluc, la révélation dramatique et cinématographique de la vie.
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