Pour le 65ème anniversaire de la création des studios d’animation à l’Office National du Film (1941 – 2006), le Canada n’a de cesse depuis quelques mois de rendre hommage à son fondateur : Norman McLaren (1914 – 1987). L’intégrale de sa filmographie est ainsi disponible en DVD chez Les Films du Paradoxe (7 DVD) et le centre Georges Pompidou projette en grand les facéties du plus expérimental des réalisateurs de films d’animation. Du 15 novembre au 4 décembre, Paris va vivre à l’heure de chaises insaisissables, de micros récalcitrants, de chiffres indisciplinés, de voisins belliqueux, de poulettes grises et ce, sous la forme de 10 programmes qui mettent en lumière l’art de Norman McLaren. Celui qui a fait du plus collectif des arts un cinéma fondamentalement individuel (Dominique Noguez) va donc plonger la ville lumière dans la troisième dimension. Voici en quelques films l’infernale cinématographie de Norman McLaren.
Un jour, Donald McWilliams demande à Norman McLaren comment il pense qu’on se souviendra de lui dans cent ans… « Tout dépend… Si on parle de l’histoire du cinéma, c’est un immense domaine. La partie principale est occupée par le long métrage de fiction, puis les documentaires, puis vous arrivez aux films de plus petit format, les films d’animation, par exemple. Je serai peut-être classé comme cinéaste d’animation ; ou peut-être qu’il y a un petit sous-groupe appelé cinéastes expérimentaux, auquel je préférerais être associé, où j’aimerais retrouver mon nom… »
Les débuts
La carrière de Norman McLaren débute à l’école des Beaux Arts de Glasgow en 1933. McLaren l’Écossais aime alors autant la peinture que la musique et ne voit qu’un seul art pour réunir ses désirs mouvementés : le cinéma. Camera Makes Whoopee (1935, « la caméra fait la noce ») est alors une suite saccadée contant la préparation d’un bal, celui du carnaval des Beaux-Arts. Tourné en prises de vue réelles, ce court métrage use de surimpressions et de plans esthétiquement novateurs pour rythmer les coups de ciseaux, les jets de peinture, les danses affolées. McLaren n’a pas encore vu L’Homme à la caméra de Dziga Vertov (1929), film qui se rapproche quelque peu de ses expérimentations. Mais une fois le pas franchi, il n’oubliera jamais ce qu’il doit à la « caméra-œil », aux cinéastes russes (Eisenstein notamment) et à leur beau souci du montage. La même année, à la vision de Colourbox de Len Lye, le jeune Norman saisit alors que ce n’est pas la reproduction du mouvement qui l’intéresse mais le mouvement en lui-même et ses possibles métamorphoses. Colourbox est en effet un film peint directement sur celluloïd, il n’y a donc plus de caméra : juste l’artiste et son film… tous les deux enfin seuls.
Grâce à Camera Makes Whoopee, McLaren est remarqué lors d’un festival de cinéma amateur par John Grierson. Ce dernier lui propose la réalisation de documentaires à la General Post Office. En 1940, il fera appel une dernière fois au jeune homme en lui offrant de venir s’installer au Canada pour fonder les studios d’animation à l’ONFC. Norman suit John Grierson et continue son apprentissage à la GPO en liant les prises de vue réelles à quelques principes d’animation. Il rencontre là-bas le cinéaste Cavalcanti qui lui donne des conseils que le jeune homme va suivre scrupuleusement : se passer de scénarios (Norman McLaren improvise énormément) et être ouvert à l’imprévu du tournage. Le dernier film qu’il rend à Grierson à la GPO est alors et enfin le premier témoignage de son amour pour l’animation : Love in the Wing (1938), directement dessiné sur pellicule. Deux lettres renforcées au crayon blanc volent au gré d’un paysage coloré simpliste et ne cessent de se métamorphoser pour construire une histoire joliment postale de l’amour. La référence à Emile Cohl est évidente et les images de nuages annoncent la fascination que cette volatile et éphémère matière va exercer sur McLaren. La métamorphose constante et la projection opérée sur eux donnent à ces indomptables nuées une mouvance ininterrompue : du cinéma au septième ciel en somme.
Après Love on the Wing, McLaren va prêter au surréalisme une force insoupçonnée. Il se souvient alors des paysages mentaux d’Yves Tanguy, des belles fantasmagories d’Alexeieff (Une nuit sur le mont chauve, 1933). Comme il le dit, avec le surréalisme, on peut changer n’importe quoi en n’importe quoi. Ces possibilités visuelles libèrent complètement le génie créateur de Norman McLaren. Tous ses films sont finalement surréalistes.
Gratter, gratter, gratter
Pour fuir la guerre qui éclate en Europe, McLaren débarque à New York. Trop pauvre pour s’acheter une caméra, il fait ses petits films chez lui et systématise l’intervention directe sur pellicule. Ne pouvant payer des enregistrements avec son, il dessine alors sur la piste sonore, précisément sur le bord de la bande image. McLaren donne naissance au « son animé » comme il aimait à le préciser. Mosaïque (1965) est un petit film emblème du travail effectué avec la pellicule. Venant de Lignes verticales (1960) et Lignes horizontales (1962), mais aussi des œuvres du cinéaste expérimental Hans Richter, Mosaïque est inspiré de la musique indienne. Le film est fait d’un unique point que le cinéaste lui-même lance comme une balle dans le champ et ce point donne naissance à une succession ininterrompue de chorégraphies imaginaires. Un film obsessionnel à la qualité sonore follement schizophrénique.
De même, composé de dessins à la plume et encre de Chine sur trois bandes de pellicule transparente 35 mm (la couleur a été ajoutée au tirage), Hoppity Pop est une chorégraphie de trois formes géométriques qui éclatent sur la bande sonore. Le mouvement est alors autant dans le visuel que dans le son et c’est ainsi toute la pellicule qui s’écrit en ballets populaires. D’autres courts, Hen Hop (1942), Short and Suite (1959), Caprice en couleurs (1949), Le Merle (1958), Boucles (1940), Points (1950), Boogie Doodle (1940), etc., font mouvoir de simples traits sans décomposer le mouvement mais en l’inscrivant directement sur le film. Comme il n’y pas de dialogue dans l’œuvre de McLaren, pas de mots pour illusoirement faire avancer, faire geste, faire mouvement, le cinéaste redonne au mouvement son impulsion originelle… comme jadis le fit Muybridge lorsqu’il était obsédé par la possibilité de redonner le mouvement aux choses, et comme plus tard le fera Jackson Pollock lorsqu’il entrera de plain-pied dans la toile, librement, pour prolonger son geste créateur.
À la question, y a‑t-il une liberté totale en filmant, Jean-Luc Godard répond que la question, déjà, est sujette à controverse. « C’est en tournant que l’on découvre les choses qu’il faut tourner. De même qu’en peinture, il faut bien mettre une couleur après l’autre. Puisque le cinéma se tourne avec une caméra, on peut aussi bien supprimer le papier. À moins que l’on n’aille plus loin encore et que l’on fasse comme McLaren – l’un des plus grands du cinéma – écrire directement ses films sur pellicule. »
La palme d’or du court métrage 1955, Blinkity Blank, est cinquante ans après, le grand film de Norman McLaren, celui qui a fait rêver tous les cinéastes encombrés par une caméra, des assistants, des acteurs, des éclairages.… Gravé sur pellicule noire opaque 35 mm et colorié à la main, ce bijou sorti du néant est un authentique phénomène optique, jouant sur la persistance rétinienne. La musique comporte quatre instruments à vent, un violoncelle et des sons synthétiques tracés eux aussi sur pellicule noire 35 mm. Comme aucun repère n’était possible sur la pellicule lorsque McLaren a gravé dessus, le cinéaste a dû sauter, à chaque fois, quelques images. Cette délicate sujétion au film est une leçon de créateur et d’autant plus magistrale que McLaren, qui commence son film par de l’abstraction, décide de poursuivre en introduisant un corbeau et finit triomphalement par du figuratif. Les éclats ainsi envolés font passer pour des feux d’artifice l’amour qui rapproche deux volatiles.
Dans Blinkity Blank, le cinéaste continue son expérimentation d’une troisième dimension au cinéma, d’une profondeur sortie de rien. Fasciné par la stéréoscopie, McLaren travaille toujours ses films en surimpressions, zooms, flous, vitesse, ouvrant ainsi un nouvel espace cinématographique. Et cette appréhension originale ne peut aussi se penser qu’à partir de la lumière. De ses films dessinés au pastel à l’utilisation de l’écran d’épingles inventé par Alexeieff et Claire Baker, l’infatigable canadien déjoue les clairs-obscurs, façonne ses sources de lumière pour éclairer la profondeur. Profondeur, lumière, musique, chorégraphie, corbeau, triangles, tout cela est contenu sur la pellicule, humblement.
« (…) ce n’est plus le cinéma qui gravite autour du monde, c’est le monde qui gravite au gré du cinéma » Dominique Noguez à propos du cinéma de Norman McLaren.
Le bric-à-brac de l’animation
McLaren invente ainsi autant une autre vision des choses qu’une nouvelle perception, qu’un monde parallèle, qu’un son originel. Notons que le son synthétique et la musique aléatoire l’intéressent aussi fortement et il collabore neuf fois avec le compositeur Maurice Blackburn (Lignes verticales, Pas de deux, Blinkity Blank, A Phantasy, La Poulette grise, …). La musique populaire, la country, le folklore canadien ne sont certes pas en reste. Il réalise une série, sur la demande de John Grierson, en mettant en image les chants canadiens français, des clips avant l’heure (La Poulette grise, Là-haut sur la montagne, Hen Hop…).
Avec A Phantasy (1952), il crée un espace pictural qu’il décline en cinématographique. À partir d’un dessin au pastel, il filme image par image les petites modifications qu’il lui fait subir. Ensuite, utilisant les surimpressions, il entre dans l’univers dessiné de ce monde qu’il a filmé. Le pastel autorise les métamorphoses puisqu’il peut s’effacer aisément en laissant parfois d’infimes traces qui révèlent le passage d’un état à un autre. La surimpression se rapproche alors de ce matériau, s’efface et se donne en trace : les images.
De même, le papier découpé est rapidement pour McLaren à l’ONF un autre moyen économique pour proposer son animation. Il utilise des formes géométriques et stylisées, ainsi sa légendaire et obsessionnelle fascination pour un triangle, un rond, deux petits ronds, trois isocèles, bref, l’oiseau, la poule, le poulet, la poulette, le poussin, le merle, le canard, le merle, etc.
Beaucoup de volatiles en tout genre gravitent dans les films de McLaren. Et comme il l’explique lui-même, il faut finalement toujours aller au plus élémentaire et l’oiseau est très facile à dessiner : il est linéaire et donc plus pratique pour l’animation qu’un être humain. Cette simplicité graphique va aboutir à l’excellence d’un idéogramme, Le Merle (1958). Animé image par image, ce court métrage est une superposition optique de découpages de papier blanc sur simples fonds de couleur. Deux ronds puis deux pattes, puis un triangle viennent faire un merle tandis qu’un homme chante : « Mon merle a perdu son bec,… mon merle a perdu son œil,… mon merle a perdu sa tête » dans la lignée d’une alouette que l’on déplume. Et fort de ce touchant refrain, McLaren décompose son oiseau, tord et distord les lignes pour, en définitive, confectionner un totem de son premier merle.
« L’animation n’est pas l’art des dessins qui bougent mais l’art des mouvements dessinés – ce qui se passe entre chaque photogramme est beaucoup plus important que ce qu’il y a sur chaque photogramme – une animation est par conséquent l’art de manipuler les interstices invisibles qui sont entre les photogrammes. » Norman McLaren.
Des corps « pixillés », découpés, « surimpressionnés », animés
En 1949, McLaren part un an en Chine dans le cadre d’un programme avec l’UNESCO. À son retour, la guerre de Corée éclate. Ces voisins qui se chamaillent, se déchirent et se tuent le touchent particulièrement. Et si ses films d’animation sont avant tout des expérimentations sonores et visuelles, le cinéaste canadien prête également une oreille et un regard sur le monde moderne, sans concession. Voisins (1950 avec Grant Munro, son complice que l’on retrouve régulièrement chez McLaren), oscar en 1952, est un bijou d’intolérance et de bêtise humaine. Entièrement fait en pixillation, une technique encore inédite à l’époque (les acteurs réels sont filmés image par image), ce court métrage met en scène deux voisins qui s’entendent si bien mais finissent par se haïr, se déchirer et s’assassiner à cause d’une unique rose qui pousse entre leurs deux maisons. La pixillation renforce la violence du propos et bouleverse la linéarité du conflit. Par saute et par à coup, les voisins sont ainsi d’humeur changeante et peuvent tordre leur corps, s’envoler en extase, mourir plusieurs fois. Les possibilités narratives sont multiples et Voisins est, malgré ses 8 minutes 6 secondes, un monument de l’histoire du cinéma.
Et comme l’un des transats utilisés dans Voisins coinçait par moment, McLaren tient là le sujet d’un autre de ses courts très célèbre : Il était une chaise (1957) ou l’histoire d’une chaise qui est bien décidé à ne pas s’en laisser conter. L’objet, symbole d’exploitation selon McLaren, ne veut effectivement plus être à la merci de l’homme et entreprend avec ce pauvre homo sapiens une course effrénée et absurde qui poussera l’homme à devenir chaise et la chaise à se penser homme. Filmé en noir et blanc, Il était une chaise place les deux rivaux, la chaise et l’homme, dans un espace indéfinissable qui permet une véritable démarcation de l’objet et du corps. La chaise blanche bouge sans cesse mais s’octroie quelques pauses salutaires. Elle laisse son futur esclave, l’homme, courir en tous les sens, en flou et en accéléré. Il déborde ainsi du cadre, revient, s’expose pour finir assujetti à celle qu’il avait posée comme une simple chose. McLaren apprécie d’autant cette rébellion des objets qu’il peut ainsi projeter avec humour et en violences visuelle et sonore, le conflit permanent qui agite le monde, des scènes de ménage aux guerres mondiales.
La rencontre entre l’homme et l’objet est aussi le moyen pour le cinéaste de travailler en chorégraphie le mouvement. Un effet dansé survient alors pour donner un rythme au film. Il est ainsi naturel que Norman McLaren ait désiré un jour décomposer les figures de deux danseurs dans Pas de deux (1968). Les prises de vues sont réelles mais le cinéaste a multiplié les images à l’aide d’une tireuse optique : un effet artistique proche du travail scientifique d’Étienne-Jules Marey. Deux corps mais une infinité de danseurs. McLaren filme en plan d’ensemble et ne s’égare pas au-devant des corps. Les pas de deux sont démultipliés et les gestes sont rattrapés par leur image en quelque sorte. Les corps sont soulignés par une ligne blanche comme sur un dessin. Un sommet de l’incandescence.
Et l’œuvre entière de Norman McLaren s’apparente à une danse qu’il affectionne particulièrement, le quadrille. Ce dernier est un enchaînement de danses indépendantes nommées figures et le tout forme une harmonie visuelle et sonore. Ainsi en va-t-il des courts du cinéaste canadien, une suite de chorégraphies multiples qui fait une unité organique. Éclaté en mille propositions graphiques, en mille espaces de représentation, en mille expérimentations cinématographiques, l’œuvre de McLaren doit se prendre comme un tout. Des dessins aux prises de vues réelles, ces films constituent une patiente mais authentique plongée dans l’espace de la création. Et qu’il s’agisse de poulettes grises, de triangles verts ou de danseurs sculptés par l’art de la lumière, les recherches de McLaren dansent autour du mouvement pur.
L’infernal héritage
L’humour est toujours délicatement présent dans l’œuvre du cinéaste canadien, en graphisme, en chanson, en montage, en effets. Et cet humour, il l’applique bien évidemment à son corps car le cinéaste fait des allers et des retours dans son œuvre. Son discours de bienvenue (1961) est la plus truculente façon de ne dire en six minutes que « Ladies and Gentlemen, Mesdames et Messieurs » et de se retrouver aux prises avec un micro récalcitrant. Norman McLaren apparaît ainsi dans ses films victime de son créateur et le petit air narquois qu’il affiche à chaque fois ne doit jamais faire oublier qu’il est bel et bien le maître de son infernale imagination. Que Beaubourg rende hommage à ce grand qui a inspiré Jean-Luc Godard, les réalisateurs de clips vidéos (notamment ceux de Peter Gabriel ou Michel Gondry), des artistes de l’art contemporain, des cinéastes du cinéma expérimental, Maurice Lemaître, Stan Brakhage, des metteurs en image de films d’animation n’est que juste retour des choses… enfin des lignes, des sons, des poules,… de la pellicule.