Un peu plus de vingt ans après sa révélation au Festival d’Annecy, où il recevait le grand prix du jury en 1989, Alice, ou plutôt Quelque chose d’Alice dans sa traduction originale, libre interprétation de l’œuvre de Lewis Carroll par Jan Svankmajer, ressort sur les écrans dans une version restaurée. Bricoleur de génie plébiscité par ses pairs – Milos Forman le résume en une équation aussi paradoxale qu’élogieuse : « Buñuel + Disney = Svankmajer ! » – et méconnu du grand public, Jan Svankmajer, touche-à-tout surréaliste à l’œuvre protéiforme, mérite amplement cette reconnaissance.
« Alice se dit en elle-même : je vais vous montrer un film. Un film pour les enfants. Peut-être… Peut-être si on se fie au titre. Pour ça, il faut fermer les yeux, ou sans cela vous ne verrez rien du tout ». La bouche d’Alice en insert, qui entame la narration d’un récit moins féerique qu’introspectif, prévient le spectateur que le pays imaginaire qui l’attend recèle de méandres qui feront peut être écho à ses propres cauchemars. Plongée dans son propre inconscient et dans celui d’Alice, le film de Svankmajer revendique ce parti-pris surréaliste. « Pour moi, » explique le cinéaste, Alice au pays des merveilles « n’est pas un conte de fée, mais un rêve. » Loin des contes moraux délivrés par ses autres adaptations au cinéma, celles de Disney notamment qui, de la version de Walt Disney lui-même en 1951 à celle de Tim Burton en 2010, confondent le monde imaginaire de Carroll avec une parenthèse onirique et libertaire dans l’existence rangée d’une jeune fille à l’ère victorienne, Svankmajer laisse toute latitude à l’irrationnel et à la fantasmagorie.
Le cadre bucolique de la scène d’ouverture d’Alice, référence immédiate au récit original, laisse place à une chambre d’enfant aux airs de cabinet des curiosités : animaux empaillés, collections d’insectes, de boutons et de pelotes de laine, pièges à souris, visages peints de poupées de porcelaine s’y côtoient dans un tableau un peu morbide. Soudain, le lapin blanc naturalisé dans une cage de verre, s’anime, fait craquer ses coutures, ouvre un tiroir dissimulé dans le socle de sa cage, revêt un petit costume de velours rouge à jabot en dentelle, et s’enfuit, non sans avoir extrait une lourde montre de son thorax dont les aiguilles semblent peser sur son destin comme une épée de Damoclès. La petite fille abandonne poupées et dinette pour s’élancer à sa poursuite, sur le plancher de sa chambre, puis sans transition aucune, dans un champ labouré où le lapin disparaît dans un nouveau tiroir sans fond. L’enfant plonge à son tour dans le tiroir obscur, rampe le long d’un conduit de terre pour déboucher dans une cave où elle retrouve le lapin attablé au dessus d’une gamelle de sciure. Mais celui-ci s’enfuit à nouveau, et tandis qu’elle se jette sur ses pas, Alice trébuche et tombe à travers un seau dans un trou qui se révèle être un ascenseur. Tout au long de sa chute défilent les rayons d’un bestiaire baroque, prélude aux créatures fantastiques qu’elle va croiser durant son voyage.
L’introspection, méthode privilégiée des surréalistes, organise ici un récit à tiroirs – à tous les sens du terme, puisque le passage d’Alice d’une séquence à une autre s’effectue à travers des tiroirs magiques, libre évocation du miroir de Lewis Carroll. Il faut dire que le Tchèque Jan Svankmajer, né à Prague en 1934, appartient lui-même au mouvement surréaliste pragois depuis les années 1970, et se définit comme partisan d’un surréalisme « sarcastique » en prise et en lutte avec la réalité – celle du réalisme socialiste qui va souvent contraindre les créations de Svankmajer à la clandestinité jusqu’à la fin des années 1980 – et en opposition au surréalisme « lyrique » d’un André Breton. D’où les incursions du réel dans la fiction du pays imaginaire, à l’image de la cour d’immeuble dans laquelle débarque un peu plus loin la petite fille en essayant d’échapper à ses poursuivants. Traquée par tout un bestiaire monstrueux, l’enfant se retrouve cernée par les silhouettes sombres d’immeubles pragois en contre-plongée, sous un demi-jour blafard qui plante le décor de son cauchemar. Dans l’esprit de Svankmajer, le monde de l’enfant ne rompt pas avec la réalité, il la transfigure. Les procédés d’animation auxquels il a recours, marionnettes baroques actionnées en stop motion, animaux empaillés rendus à la vie, assemblages composites de poils, plumes, œil de verre et autres objets de récupération, n’ont d’autre enjeu que de distiller cette « inquiétante étrangeté » que Freud soupçonnait dans le quotidien le plus banal. L’espace du quotidien porte en germes les indices de nos plus profondes angoisses. Chez Svankmajer, elles ont pour décor les vieux immeubles pragois et leurs cages d’escaliers obscures, et par-dessus tout, leurs caves. Territoires des terreurs enfantines du réalisateur qui en a fait le sujet d’un de ses films les plus personnels, Dans la cave, inspiré lui aussi du personnage de Lewis Carroll, et contant l’aventure d’une petite fille envoyée à la cave chercher des pommes de terre qui découvre dans les souterrains de son immeuble un monde insoupçonné. Le cinéma de Svankmajer ressemble à des petites poupées vaudou que l’on ferait par superstition pour déjouer le mauvais sort, un bricolage pour s’arranger d’une réalité parfois difficile à supporter, où la magie et le fantastique ont leur rôle à jouer. Pas étonnant que des auteurs tels que Lewis Carroll (Jabberwocky, un autre court métrage du cinéaste, en est une autre adaptation) ou Edgar Allan Poe – avec La Chute de la maison Usher (1981) ou bien Le Puits, le pendule et l’espérance – aient nourri son œuvre.
De chutes vertigineuses en ascensions essoufflées, la course d’Alice dessine un espace labyrinthique, happant le spectateur à travers les pièces et séquences successives. Il faut rendre hommage au montage de Marie Zemanova qui guide cette narration en forme d’emboîtements, un procédé dont Lewis Carroll avait exploré les possibilités littéraires et qu’elle porte à un degré de perfection sur le plan cinématographique. Les collages-montages d’Alice ne cessent de bouleverser la temporalité du récit et la géographie des espaces traversés par l’enfant, comme si le fil invisible de cette narration était la méthode freudienne des associations libres. Au lieu d’une progression qui organiserait le mouvement d’un héros d’aventure, ce ne sont que chutes et rebondissements qui guident l’errance d’Alice, comme le reflux d’une mémoire de l’enfance dont elle ne parviendrait pas à s’échapper. C’est que la petite fille ne peut compter que sur ses sens pour se repérer dans cet univers hors de toute logique : elle touche à tout, goûte à tout, enfant-cannibale à l’image des têtes « arcimboldesques » s’entredévorant dans les Possibilités du dialogue, le court métrage qui fit accéder Svankmajer à la notoriété en 1983. Toutes les expériences d’Alice sont menées par cette thématique de la dévoration : manger ou être mangé pourrait être le fin mot de l’histoire, et la métaphore d’un pouvoir inique qui tranche le destin (et la tête) de ses sujets avant même de les avoir jugés. L’enfant l’a bien compris, qui dévore gloutonnement les pièces à conviction lors de son procès fantoche. Symbole de cette justice expéditive, la paire de ciseaux dont use le lapin tranchant à tout va pour satisfaire la volonté d’une reine sans cœur. Ce joyeux massacre allégorise les jeux d’enfants, dont le sadisme ne surprend plus que les adultes naïfs : « personne ne sait être aussi cruel qu’un enfant » rappelle Svankmajer.
Le cinéaste, qui a commencé comme peintre et plasticien dans les années 1960, retrouve le goût des planches d’anatomie surréalistes qu’il réalisait alors, en inventant les animaux fantastiques du pays imaginaire : des chimères, moitié chevaux, moitié poules, cochon de lait poussant des cris de nourrisson, et surtout assemblages improbables de crânes, pièces de bois, étoffes, corps de plumes ou de poils emplis de sciure. Le lapin blanc, véritable passeur de ce monde dantesque, est une espèce de momie ramenée à la vie aux yeux de verre exorbités. Virgile guidant l’enfant à travers son rêve, une fente béante au creux de sa poitrine cache la montre qui règle son destin. Il s’en écoule de la sciure chaque fois qu’il tire l’objet de son thorax pour le consulter. Parabole de la fin de l’enfance et de la difficulté de grandir, Alice raconte aussi dans la version de Svankmajer la difficulté d’accepter la mort comme seul horizon de l’existence. Michel Foucault avait coutume de dire que deux expériences rappellent au corps sa condition humaine : le miroir, qui délimite sa forme et son reflet, et le cadavre, qui certifie son devenir. Nul doute que si Lewis Carroll avait fait du premier la clef de son récit initiatique hors du monde de l’enfance, Jan Svankmajer, avec ses vivants cadavres-exquis, en appelle au second pour reconduire cette métaphore ludique mais amère de la fin d’un âge d’innocence. Apprendre à grandir, ce n’est pas toujours gagner en liberté comme Alice en fait l’expérience au cours du film, c’est surtout faire l’expérience de la difficulté d’appartenir au monde. Un monde trop grand ou trop petit pour soi, à l’image du corps d’Alice qui grandit ou rapetisse à mesure de ses auto-expérimentations. L’inventivité de Svankmajer trouve peut être ici l’une de ses plus belles illustrations : l’hybridation des prises de vue réelles et des procédés d’animation n’est jamais aussi fluide que dans les métamorphoses successives de l’enfant en poupée.