Presque cinquante ans après son long-métrage d’animation inspiré du classique de Lewis Carroll, Disney produit un nouvel Alice au pays des merveilles, dont il a confié la réalisation au père (cinématographique) de toute une famille d’outsiders, Tim Burton. Le film est déjà le meilleur démarrage du cinéaste aux États-Unis. Il faut dire que toutes les conditions sont réunies : une sortie en 3D alliée à une pléthore d’effets visuels, une gigantesque campagne de promotion, la publicité involontaire offerte par la fronde des exploitants après la décision prise par Disney d’avancer la sortie DVD du film, et bien sûr, le nom du réalisateur, qui sera le président du festival de Cannes cette année. Après Sweeney Todd, Tim Burton aurait-il décidé de céder à un enchantement moins macabre ? Rien n’est moins sûr : Wonderland n’est plus, le titre est une malice pour nous faire tomber avec Alice dans un Underland bel et bien burtonien, mais sans l’inspiration qu’on a pu lui connaître. Hélas, on se relève difficilement de notre chute dans le terrier : mettant la technique au service de son imagination débordante, Tim Burton semble ne pas trop s’intéresser à son histoire ni à ses personnages. Nous non plus.
Nous ne sommes plus au temps mythique du pays des merveilles : cet espace-temps-là était l’apanage de l’enfance, et l’Alice de Tim Burton est en âge de se marier. Justement, le film s’ouvre sur une garden-party organisée en son honneur : car Alice Kingsleigh ne le sait pas encore, mais Hamish, le laid et rasant rejeton de Lord et Lady Ascot, va la demander en mariage devant un parterre d’aristocrates anglais qui semblent avoir tous mangé des balais au petit déjeuner. L’image se fige sur une vision cauchemardesque : face à Alice, une armée de sourires mielleux et de corsets serrés à couper le souffle attend sa réponse. On comprend aisément qu’elle prenne ses jambes à son cou. On le ferait tout autant, même sans petit lapin blanc en gilet et montre à gousset pour nous héler d’un clin d’œil. Le film s’ouvre donc en beauté sur un tableau ironique de la société victorienne vue à travers le regard démystificateur – révolutionnaire, serait-on tenté de dire – de la jeune Alice, clairement identifiée comme une héroïne excentrique : et donc burtonienne en droit. Mais d’ordinaire, les mondes créés par Tim Burton tirent leur force poétique et critique d’une capacité à faire jouer le fantastique de l’intérieur même du réel, du banal, de l’ordinaire. La tripartition d’Alice au pays des merveilles (un prologue et un épilogue dans l’Angleterre victorienne, le cœur du film dans Underland) est assez maladroite : Tim Burton a le pinceau un peu lourd dans ses tableaux de la société victorienne, et ne parvient pas à nous emporter dans un univers parallèle digne de ce nom.
Mais Alice n’est pas encore tout à fait prête à remettre en cause l’ordre établi, car, comme dirait un certain Socrate, elle ne se connaît pas encore très bien elle-même. La prescription de Tim Burton ? Un petit trip halluciné dans Underland. C’est donc à cette « introspection » que vient la convier Mac Twisp le lapin blanc, l’entraînant dans une chute vertigineuse dans un terrier avant qu’elle n’ait eu le temps de répondre à son futur cher et tendre époux. Et voici donc le leitmotiv du film, qui se présente comme un voyage initiatique censé sanctionner le passage de l’enfance à l’âge adulte. « Es-tu la vraie Alice ? », ne cesse-t-on de demander à la jeune fille, qui du coup, n’est plus très sûre. Heureusement pour elle, une série d’épreuves l’attend dans l’univers glauque d’Underland, sur lequel règne la terrible Reine Rouge. Le problème, c’est que passés le prologue et les premiers pas dans un univers qu’on découvre, on s’ennuie. Et l’on soupçonne Alice elle-même (Mia Wasikowska franchement pas très convaincante) de s’ennuyer un peu, à la voir si passive et « absente ». Elle disparaîtrait comme Chess le Chat qu’on ne s’en apercevrait peut-être pas.
Pourtant, tout est fait pour maintenir notre attention éveillée. À commencer par le recours à un mélange de techniques d’effets visuels, supervisés par Ken Ralston (un des membres fondateurs d’Industrial Light & Magic, la société de George Lucas). Si l’on parle tant du dernier Tim Burton, c’est qu’il est en 3D (converti après un tournage en 2D), qu’il fait interagir les acteurs avec des décors et des personnages réalisés en images de synthèse (concrètement, Underland, lors du tournage, ce n’était qu’un fond vert), et met tout cela au service d’une plongée dans un univers fantastique où les perceptions ne sont plus tout à fait les mêmes. Du point de vue d’une certaine « impression de réel », la chute d’Alice dans le terrier est bluffante (on pense d’ailleurs à cette autre ouverture réussie, celle d’Avatar). Mais là n’est pas le principal. Qu’on ait le sentiment de tomber avec Alice, qu’on se prenne toutes sortes d’objets en pleine figure, c’est très bien (le spectateur est masochiste, c’est bien connu), et bienvenu dans un film comme Alice au pays des merveilles (non, la 3D n’est pas la bienvenue partout…) Mais il y a quelque chose de troublant, qui est beaucoup plus intéressant. C’est que le jeu sur la profondeur du champ mêlé aux disproportions flagrantes entre les corps des différents personnages et aux constantes métamorphoses du corps d’Alice (de sa taille) entraîne presque une perte des repères spatiaux, plongeant le spectateur dans un monde n’obéissant pas tout à fait aux règles de la perception habituelles. C’est assurément par cette distorsion de la perception spatiale, mise au service du caractère fantastique d’Underland, que le film parvient le mieux à captiver, à happer son spectateur dans son univers.
Car pour le reste, Underland est désespérément… plat. Non pas que la 3D ne fonctionne pas : au contraire, il est même parfois difficile de choisir quoi regarder dans l’image, car l’attention est ultra sollicitée (mais aussi, malheureusement, « éclatée ») par toutes sortes de détails qui s’exposent dans les différentes couches de l’image en relief. Tant mieux, d’ailleurs, car ce n’est ni l’histoire ni les personnages qui nous tiendraient éveillés… Underland est un terrain propice à l’imagination débordante de Tim Burton et de sa géniale costumière Colleen Atwood, qui affuble le Chapelier Fou (Johnny Depp) d’un nœud papillon qui sourit presque quand il est heureux et d’un costume dont la couleur s’accorde subtilement à ses humeurs. On ne s’étonnera pas que le film inspire depuis plusieurs mois le monde de la mode. Mais cela suffit-il ? Un univers visuel, fût-il soutenu par toutes sortes de prouesses techniques, ne suffit pas à tenir un film.
Car déjà, les personnages de Lewis Caroll sont bien plus complexes, loufoques, plus impertinents que le sage Underland de Tim Burton. Tout est lisse, ici. Par exemple, Tim Burton a conservé quelques-uns des jeux de mots du livre, mais ce n’est là qu’un décor verbal, une couleur locale (celle d’un pays qui serait « Lewis Carroll »). Un peu plus de folie aurait été bienvenue : un brin de cynisme, un zeste supplémentaire de gothique, une once de macabre, peut-être : un peu d’esprit, que diable ! On comprend vite qu’Underland, c’est l’envers terne du jardin fleuri de la garden party du prologue : son revers, même, son miroir magique dans lequel s’expose sa nature mortifère et oppressante. Ce n’est pas le pays des merveilles en soi qui a changé : il n’est de toute façon qu’une projection du regard d’Alice sur le monde qui l’entoure, une extériorisation de ce qui est en elle. Enfant, elle avait pu croire en « Wonderland » : mais elle a grandi et doit désormais affronter Underland. Vaincre la Reine rouge, c’est vaincre ses propres démons, et se donner la chance de pouvoir substituer à son regard un monde qui s’accorde à ses désirs… Tel est bien le sens de l’épilogue (nullissime) du film : Alice a la force de dire non à son « mal-aimé » d’Hamish Ascot, et de refuser la sclérose victorienne, pour choisir une vie d’aventurière. C’est dit, elle prendra la mer pour… inaugurer le commerce avec la Chine (sic). Le problème, c’est que dans son trip « Underland », Alice n’a en réalité pas affronté grand-chose : Tim Burton est incapable de donner corps à l’altérité (ou à l’identité), d’insuffler un peu de vie et de folie dans les êtres qu’Alice affronte. Seule leur apparence est bizarre, et c’est loin de suffire. Que le cinéaste ne soit pas très à l’aise avec les scènes d’actions, c’est dommageable (il suffit de voir le ratage total de la lutte finale contre le Jabberwocky, grand moment de sous-Harry Potter, dont on retrouve d’ailleurs des acteurs …), mais passons. Surtout, la plupart des personnages ne présentent aucun intérêt psychologique et dramatique. Les interprétations d’Anne Hathaway (la Reine Blanche) et Helena Bonham Carter (sa sœur la Reine Rouge) sont plutôt convaincantes, et intéressantes : la Reine Blanche est tellement éthérée qu’elle semble flotter ou montée sur patin à glaces : « Je n’arrêtais pas de me dire que c’était une punk-rock végétalienne et pacifiste », dit-elle à propos de son rôle, mais la rivalité des deux sœurs, qui aurait pu nourrir le scénario, motiver la progression narrative et la question de la confrontation à soi (à son double) reste une donnée stérile. Quant à Johnny Depp, qui avait su se montrer si trouble dans Sweeney Todd, il n’a ici de fou que son nom de « Chapelier fou ». Si Underland a un petit air de no man’s land, c’est moins la faute de la Reine Rouge que celle d’un cinéaste qui n’a su animer que des fantoches.