Le polar taiseux est à la mode. Drive en est la version la plus réussie du moment. Pour sa part, Another Silence ne fait que copier un genre qu’il ne maîtrise que l’espace de quelques séquences.
Toute la première partie se déroulant au Canada – à Toronto pour être précis – tient on ne peut plus la route. Marie-Josée Croze est crédible dans le rôle de Marie, en policière du cru. C’est surtout son couple qui marque. Certes, le coup du lit qui grince pour signifier une union sur le fil du rasoir est une grosse ficelle de scénario, mais elle ne doit pas effacer l’alchimie entre les deux amoureux de fiction. La blanche et le noir, la frêle et le massif, avec un enfant entre les deux comme point de jonction entre des réalités que rien n’aurait dû réunir. Ces scènes fonctionnent, chargées d’intensité. Le drame va surgir, on s’en doute, et ces courts instants de bonheur simple n’en ont que plus de valeur. Et l’horreur survient bel et bien, au bout d’une rue enneigée, à un feu rouge comme le signe d’une impasse. La fusillade est brutale, faite d’éclairs et d’étincelles, et très justement filmée depuis l’autre coin de la rue. Pour ce qui est du septième art, la pudeur n’est pas une mince vertu.
Après, tout se gâte. Il y a encore une ou deux scènes de jonction assez nerveuses : Marie regardant la vidéo du meurtre de ceux qu’elle a aimés, Marie tirant sur un homme pour obtenir le nom de celui qui a appuyé sur la gâchette… Puis c’est le fondu au noir, comme un puits sans fond. Toute la partie en Argentine qui s’ensuit se perd dans les limbes, divague à plein tube. Marie part à la recherche de Pablito, le tireur en question, neveu d’un trafiquant de drogue emprisonné par la policière (on ne croit pas une seconde qu’un agent en uniforme comme elle ait pu faire incarcérer un tel ponte du crime), et qui a évidemment cherché à se venger. L’argument d’un film de vengeance est souvent mince, et dans le cas présent ce n’est pas ce qui grippe la mécanique. Non : ce qui pose problème tient à l’interprétation de Marie-Josée Croze et de la direction d’acteur qui la sous-tend. L’actrice est mono-expressive, lèvres pincées et sourcils froncés, arborant un teint blafard qui surligne un deuil déjà porté à notre connaissance.
Dans le dossier de presse, celle qu’on a véritablement découverte dans Les Invasions barbares évoque Clint Eastwood ou Alain Delon dans Le Samouraï comme point de référence pour incarner sa Marie. Sauf que l’un comme l’autre de ces acteurs arrivait à nous faire adhérer à la quête de leur personnage, nous autres spectateurs étions littéralement dans leurs pas, bien qu’une telle proximité nous glaçait d’effroi, vu la violence qu’ils étaient capables de déployer à l’écran. La Marie d’Another Silence ne suscite, elle, qu’une indifférence polie. Peut-être parce qu’elle manque d’ambiguïté, trop univoque dans sa quête, visage fermé et obtus de la justice en marche. À titre de comparaison, dans Drive, Ryan Gosling imprime notre rétine, car il est loin d’être de marbre, sans expression. C’est au contraire ses sourires, figés à en être inquiétants, qui font son personnage. Ils dévoilent une part de gêne et de timidité qui tranchent avec la maîtrise du volant et font sa profondeur psychologique. Trouble quasi schizophrénique qui trouve sa quintessence dans la désormais célèbre scène d’ascenseur, entre saignée à la Gaspar Noé et romance à la Wong Kar Wai.
Peut-être aussi parce que Marie-Josée Croze la joue trop en faiblesse : un vengeur se doit d’être fort. La rage le porte au rang d’invincible, du moins le croit-il, ce qui lui permet de prendre des risques insensés, et nous le suivre dans sa course folle.De la manière dont elle tient son arme, à ses épaules baissées sous le poids des morts, cette Marie n’a pas ce feu sacré derrière le masque de cire, zombie humain dont le sort nous importe peu.
Il faut dire que jamais le scénario, trop premier degré, ne laisse une vraie chance de s’imposer à l‘héroïne. Identification à l’agresseur oblige, elle en vient à mimer celui qu’elle pourchasse. L’idée n’aurait pas à être développée plus que cela, étant explicite dès le synopsis, mais Santiago Amigorena tient à longuement filmer leur commune cicatrice à la main due au recul d’une arme. Étant incapable de traduire à l’image leurs souffrances intérieures, de faire ressentir combien elles sont semblables, le réalisateur se contente de la rendre physique. Et puis, ce qui conduit Pablito dans les confins des paysages désertiques argentins n’a ni queue ni tête. Il se trouve embarqué de force dans une nouvelle opération mafieuse qui n’a de sens que pour compliquer sa traque par Marie et créer artificiellement du mouvement dans le récit. Marie mange dans des restaurants, se fait draguer par un chauffeur routier, se confie dans une cuisine à une jeune hôtelière, échappe de peu à un contrat lancé contre elle, allume un jeune type dans un bar pour retrouver un peu de ce qui fait le sel de la vie, et finit sa route dans un désert salé. Sans que rien de tout cela ne soit vraiment traité, juste effleuré, sans doute pour créer un climat de film noir mais sans en toucher le nerf.
Au vu de ses deux parties si disjointes, de son prologue aussi intéressant que son développement est rébarbatif, Another Silence en vient à poser une question sur le filmage. On entend souvent dans les master-classes qu’un scénario est bon quand l’auteur connaît ce sur quoi il écrit (un milieu qu’il a côtoyé de près, une situation familiale qu’il a vécue…). En termes de narration, c’est assez évident. Un maximum de proximité entre l’auteur et les personnages dont ils dressent le portrait est un plus. Mais en termes de pure image, de cadrage et de direction de la photographie, ce n’est pas aussi clair. Filme-t-on avec acuité ce que l’on connaît ? Ou au contraire est-on plus pertinent avec un œil neuf proche de celui du touriste ? En tout cas, ce qui est sûr, c’est que Santiago Amigorena filme mal l’Argentine.