Deuxième long-métrage du réalisateur danois Nicolas Winding Refn à Hollywood, Drive est un coup de maître qui confirme le talent de son auteur. Révélé avec Pusher en 1996, premier volet d’une trilogie devenue culte, remarqué à Sundance en 2003 avec Inside Job, puis en 2008 avec Bronson, le réalisateur danois s’est aventuré dans des genres très divers, sans cependant jamais se départir d’un regard âpre sur des sociétés humaines rongées par la violence et la haine. Il investit ici l’univers du polar urbain dans une nuit sans fin d’un Los Angeles qui n’a rien à envier à ceux d’un Friedkin ou d’un Carpenter.
Conformément aux codes du genre, l’intrigue y est aussi canonique que liminaire : figure solitaire et peu affable, le driver (Ryan Gosling) – qui n’est jamais désigné par un nom – est cascadeur sur des plateaux de tournage ou mécano dans le garage de son mentor Shannon (Bryan Cranston) le jour, et pilote au service de braqueurs la nuit. Circulant d’un monde à l’autre dans une ville où la fiction hollywoodienne le dispute au réel criminogène, il met un terme à cette routine bien rodée le jour où il croise sa jeune voisine Irene (Carey Mulligan) et son petit garçon. Le temps d’ébaucher la possibilité d’une vie nouvelle à eux trois, le mari d’Irene est bientôt libéré de prison et de retour chez lui. Sommé par ses anciens co-détenus de rembourser une dette qu’il a contractée pour sa protection en détention, il demande l’aide du driver pour braquer un prêteur sur gage à la périphérie de la ville. Mais rien ne se passe comme prévu.
Tiré du roman éponyme de James Sallis, Drive a d’abord été adapté pour le cinéma par le scénariste Hossein Amini, avant que l’acteur Ryan Gosling suggère le nom de Nicolas Winding Refn pour sa réalisation. À l’image, le directeur de la photographie Newton Thomas Sigel, habitué des super-productions de Bryan Singer (X‑Men 1 et 2) autant que de ses polars (The Usual Suspects), dessine une ville sombre, coincée entre l’océan et le désert, trouée de néons blafards et parcourue de voies rapides. L’univers stylisé de Drive n’est pas un pur exercice plastique mais détermine un territoire urbain qui n’est plus à la mesure de l’humain mais à celle de la voiture : garages souterrains, parkings, rues et pistes de courses constituent le cadre de l’action. La séquence d’ouverture, d’une grande virtuosité, présente ainsi le personnage principal au beau milieu d’une course-poursuite avec la police à travers la ville, guidé par les CB du LAPD et par les commentaires radio du match de football dont l’issue, avec le flot de supporters quittant le stade, lui fournira une échappatoire. Sur un morceau aux accents eighties du Français Kavinsky, l’alternance de plans fluides sur le bolide et de vues aériennes de la ville plongée dans l’obscurité inscrit le film dans l’héritage des premiers Michael Mann, et en particulier du Chicago de Thief (1981). Soulignons par ailleurs la qualité de la bande son du film, nappes électroniques acides qui rappellent l’univers de Kraftwerk et accompagnent les mouvements de caméra dans une sorte de transe. La séquence de l’ascenseur, appelée à marquer les esprits, est à cet égard symbolique de l’usage combiné du ralenti et d’une musique extatique avec des scènes d’une violence inattendue. Mais la plus grande qualité du film réside dans son casting de haut vol : dans le rôle principal, Ryan Gosling venu du cinéma indépendant, ex-professeur toxicomane dans Half Nelson, et séducteur sympathique dans Blue Valentine, campe ici un personnage dont le laconisme évoque Ryan O’Neal dans The Driver de Walter Hill (1978) – un film à l’intrigue tout aussi anecdotique dans lequel l’acteur ne prononce pas plus de 350 mots. Pourtant Gosling joue intelligemment du mystère ambigu de son personnage : cure-dent savamment disposé au coin des lèvres, il n’a pas la virilité abrupte d’un James Caan, d’un Kurt Russell ou d’un Steve McQueen. Affublé d’un blouson marqué d’un scorpion doré sur le dos, il renvoie aux icônes gays de Scorpio Rising de Kenneth Anger, qui privilégiait lui aussi la musique aux dialogues. Son visage lisse et son regard candide jurent avec les faces burinées des malfrats qu’il affronte : le mafieux Bernie Rose, interprété par l’humoriste Albert Brooks dans un registre inattendu, et son acolyte Nino, l’inimitable Ron Perlman, gueule cassée des films de Jeunet remarquable ici dans le rôle d’une belle ordure. Ce qui frappe dans le casting de Drive, ce sont ces rôles à contre-emploi, comme si Winding Refn s’était amusé à prendre de court les attentes du spectateur : la douce Carey Mulligan, a priori peu crédible en mère célibataire mariée à un détenu, est à l’opposé de la bombe latino que le script suggérait et donne un relief particulier au drame intime qui se joue entre elle et le driver ; la pulpeuse Christina Hendricks, héroïne impeccable de la série Mad Men, est ici attifée comme une vulgaire pétasse dont les rondeurs n’ont plus grand-chose de sexy. Autre prestation remarquable, celle de Bryan Cranston (génial Walter White de Breaking Bad), qui incarne avec une rugosité mâtinée de tendresse le mentor du driver et son employeur au garage où il est mécanicien.
Depuis l’épopée sombre et nihiliste du Guerrier silencieux, Nicolas Winding Refn a l’air de rechercher l’abstraction de personnages qu’il réduit à une telle épure qu’ils n’en sont même plus des archétypes. Sans nom, sans attaches et sans bonne parole à proférer, le pilote de Drive n’est pas si loin du « One-Eye » campé par Mads Mikkelsen dans Le Guerrier silencieux et échappe ainsi au piège verbeux qui théâtralisait à l’excès la mise en scène de Bronson. Nul doute que le réalisateur danois est parvenu avec Drive à une forme d’absolu qui méritait amplement un prix de la mise en scène au dernier festival de Cannes.