Philip Gröning filme les moines chartreux, de l’ordre fondé au 11e siècle par Saint Bruno. Or, le moine, c’est bien connu, est peu loquace, Le Grand Silence porte décidément très bien son titre. Comme le film dure 162 minutes, soit, en heures, 2h42, on est évidemment dans le registre de l’épreuve – mais au sens religieux du terme : à la traverser, il y aura quelque chose à y gagner.
Philip Gröning connaît très bien la Chartreuse, ce monastère perdu dans les Alpes grenobloises, puisque son projet initial date de 1984 : « Je l’ai relu avec une vision nouvelle lorsque le monastère m’a contacté en 1999. Je n’ai pas ressenti l’envie de changer grand-chose (…) J’ai eu l’occasion de vivre dans le monastère pendant presque six mois. Pendant ce temps, j’ai pu vivre dans une cellule comme un moine. Je devais partager la vie des moines. La Grande Chartreuse ne m’a imposé aucune condition excepté les suivantes : pas de lumière artificielle, pas de musique additionnelle, pas de commentaires, pas d’équipe technique, je devais être seul. Ces conditions correspondaient exactement à mon concept originel et donc, aucune restriction ne me fut imposée. » (dossier de presse).
Il montre combien le monastère est un lieu paradoxal, collectivité centrée sur l’organisation de la solitude (les moines ne prennent pas leur repas en commun, sauf le dimanche et les jours de fête) ; « monadzein » en grec signifie littéralement « vivre seul ». Les lieux communs – couloirs, églises, jardin – sont des espaces très grands, et les lieux privés, les cellules, démesurément petites – Philip Gröning s’efforce d’y chercher de l’espace par les coins et les plongées. Les activités du quotidien sont omniprésentes – manger, couper du bois, se raser – mais ce qui prime, c’est la recherche de la spiritualité, l’abstraction du réel. La pénombre règne en maîtresse, mais la lumière est ce qui est attendu, sculpté, scruté, par rais où la poussière se tranquillise. Le silence n’est que l’absence de parole, mais fait ressortir les petits bruits imperceptibles, un cliquetis, un vrombissement, un murmure, et puis, certainement, les chants. Symbole un peu lourdaud, seul l’aveugle va parler, dans la séquence la moins aboutie et la moins nécessaire du film. Il est un peu borné. Chut !
Comme les sept nains, en chaque moine sommeille une spécialité : il y a le moine comptable, le moine charpentier, le moine bricoleur, le moine couturier. On les suit dans leurs activités. La plus émouvante figure le moine jardinier, tout chenu et frigorifié, déblayant la neige des tranchées du potager. La plus drôle voit les moines dévaler sur les fesses les pentes enneigées de la Chartreuse – le dimanche, ils sortent, mangent en commun et sont enjoints de discuter.
Le plus intéressant dans la démarche de Philip Gröning, c’est qu’il a « vécu comme un moine ». D’où : son film est non seulement réalisé depuis l’intérieur du monastère, mais même, en quelque sorte, depuis l’intérieur d’un moine. Le Grand Silence, c’est la subjectivité absolue. Cela donne au niveau de la mise en scène des trouvailles déterminantes, comme l’écartèlement entre l’usage du gros plan souvent couplé avec le ralenti, et celui du plan très large, souvent, au contraire, en accéléré. En gros plan, comme des vignettes : un trèfle gelé, un bénitier, un torchon agité par le vent, un coin de table, un ruisseau – il est possible de trouver Dieu dans les choses les plus petites et les plus insignifiantes. En plan large : le monastère perdu dans l’immensité des montagnes et du ciel – absorption dans la contemplation du tout. La même idée est développée quand depuis les sommets de la Chartreuse, un aigle plane au-dessus de la Chartreuse.
Philip Gröning pratique également le changement d’échelle systématique à partir du même objet. Par exemple, lorsqu’il filme l’ampoule lumineuse du tabernacle, il propose au moins quatre ou cinq échelles différentes au montage – chaque chose doit être réévaluée, perçue à des échelles variées.
On retrouve de Fragments sur la grâce de Vincent Dieutre, sorti il y a à peine une semaine, quelques motifs. Le réalisateur a la chance d’assister à l’arrivée de deux jeunes impétrants, qui se prosternent face contre terre, devant toute la communauté réunie pour l’occasion, afin d’être admis à la Chartreuse. Cette prosternation était justement l’avant-dernier plan happening de Vincent Dieutre – il se couchait au milieu de la rue Claude Bernard. De l’esthétique janséniste on retrouve curieusement les portraits de Philippe de Champaigne : régulièrement, le réalisateur insère des portraits de moines filmés de face (alors que dans le reste du film, puisqu’il les suit, il les montre souvent de trois quart dos ou de profil), immobiles, sereins. Si l’on considère que tout est filmé en subjectif, on peut y lire une véritable mise à distance de soi : les moines se regardent eux-mêmes, de face, avec acuité, lucidité. Paradoxalement aussi, Philip Gröning en fait de belles laideurs. Dans ces visages absorbés par la prière, dans ces corps décharnés qu’on lave mais qui comptent si peu, dans ce moine qui prend son repas à l’écuelle devant une stère de bois, il y a une recherche proprement picturale.
Enfin, Le Grand Silence pratique le ressassement des images, qu’il s’agisse des cartons (« Tu m’as séduit Seigneur et moi je me suis laissé séduire ») récurrents, des moines qui marchent dans les couloirs, ou même de l’alternance entre deux types de pellicule – sans doute du super‑8 pour l’été, et du super-16 pour le reste. Comme un palimpseste, le film laisse pénétrer en lui un avant-film d’une texture différente, et qui parfois a fixé les mêmes images. Interminable, un rien béat, mais si, Le Grand Silence est un beau film – qui se mérite.