Vincent Dieutre est un cinéaste qui depuis dix ans tisse une toile formellement exigeante et sans a priori. Rome désolée (1996), Leçons de ténèbres (2000), Mon voyage d’hiver (2003), ou Bologna centrale (2004) tracent en filigrane un journal intime que viennent hanter des corps masculins. Les films de Vincent Dieutre tournent autour du désir des hommes. Lieux, lumières, parcours forment une carte du tendre inappréciable, ils se déclinent en vidéo, en film, en intime, en historique, en artistique, en politique, en art contemporain, en cinéma expérimental. Fidèle à cette « polyphonie visuelle », le cinéaste part cette fois à la recherche d’une des plus étonnantes querelles spirituelles, politiques, littéraires, philosophiques du 17e siècle : le jansénisme et l’affaire de Port-Royal. Film musical, Fragments sur la grâce offre paradoxalement une vision intimiste de cette dispute. Ce film dévoile également un désir, celui qui a élevé des individus au-dessus de leur force.
Aube. Trois hommes, lampe torche à la main, entrent dans un cimetière et éclairent par à-coups des sépultures. Quelques mots gravés surgissent, « paix », « joie ». Le jour se lève et sur la dernière stèle, une inscription indique que les cadavres de toutes ces tombes ont été déterrés du lieu-dit Port-Royal des Champs, il y a longtemps. Paris, station Port-Royal, une rame de métro surgit, s’immobilise puis redémarre. Et voici comment le cinéaste va travailler son film : en surgissement, arrêt, départ. Des lieux sont traversés qui ont gardé la mémoire d’une époque révolue et des lieux traversent le cadre qui exposent le passant Vincent Dieutre, son corps et ses interrogations.
Entre l’histoire et l’intime, le documentaire et la fiction, Fragments sur la grâce jalonne en différents genres le parcours solitaire d’un homme qui ne croit pas et croit savoir. C’est bien sur un qui-vive que le film se construit et tente d’effleurer une conception singulière de la vie. Les mouvements et les hésitations que Vincent Dieutre donne à sa caméra en usant autant du film (pellicule) que d’un grain vidéo proposent une vision « touche-à-tout ». Cette dernière déploie en constellation l’histoire du jansénisme et les différents lieux, Paris, Port-Royal des Champs, Rome, Versailles,… Ces étapes sont alors entrecoupées de réflexions intimes dites en voix off par Vincent Dieutre qui se met aussi en scène avec un ami. En contrepoint, il converse avec un professeur émérite de la Sorbonne sur les fondements mêmes de cette querelle spirituelle et sur leurs conséquences dans notre ère moderne. Le cinéaste s’immisce ainsi dans l’histoire de Port-Royal. Par à-coups, il éclaire alors certains points fondamentaux pour saisir des notions aussi lointaines que « grâce », « foi ». Il touche au plus près des textes qui ont lancé la légende d’une vieille abbaye cistercienne de la vallée de Chevreuse au 17e siècle. Ces fragments sur la grâce sont avant tout des fragments d’un discours amoureux. Des comédiens disent alors théâtralement en ancien français des mots d’amour, de piété, de douleur et de rage qui font saillir l’étonnant foisonnement de paradoxes qui toucha les religieuses et les solitaires voués à la doctrine de Jansénius.
Car ce monde retiré qui avait fait vœu de silence dut alors défendre sa conception plutôt protestante de la foi en éclaboussant le Grand Siècle de Louis XIV avec des textes et des Provinciales (Pascal). Entre la grâce suffisante, celle prêchée par les Jésuites (Dieu offre le salut à tous, libre à l’homme d’accepter ou de refuser) et la grâce efficace, celle prônée par Port-Royal (Dieu n’offre pas la grâce à tous, et seule cette grâce peut soutenir la foi), une dispute sans précédent ravage les lettres et le théâtre : Racine, Madame de Sévigné, La Fontaine, La Rochefoucauld, Perrault, le duc de Saint-Simon, Boileau doivent prendre parti. Cette façon, jugée austère, de se sentir finalement élu par Dieu grâce à cette efficace faveur ne pouvait que déplaire : pas de minauderie ou d’entre-deux, mais l’incessant désespoir de l’orgueilleux qui espère. Kierkegaard, Dostoïevski et Bernanos ne l’oublieront pas. Ces femmes et ces hommes se sont également battus pour qu’une séparation entre le religieux et le social, le religieux et le politique soit définitivement entamée. Impensable pour un Louis XIV qui détruit alors Port-Royal des Champs.
Vincent Dieutre ne prend évidemment pas parti et ne résout aucun paradoxe (le plaisir soi-disant absent et les délectables mortifications des religieuses par exemple). Il ironise par moments, suivant en cela la voie tracée par Pascal dans Les Provinciales et donne une aimable leçon d’Histoire en multipliant les points de vue filmiques. Cette façon d’éclater le regard retient l’attention et n’ennuie jamais même si, paradoxalement, Vincent Dieutre reste impuissant devant ce débordement de mots, de désespoir, de grâce. Il rend son sujet abordable, ce qui est une gageure et donne envie de se replonger dans l’Histoire de Port-Royal version Racine ou dans les si belles lettres d’Angélique de Saint Jean.