En ayant suivi les traces d’une femme née d’une Vietnamienne et d’un Français pendant la guerre d’Indochine, Fleur Albert pourrait avoir réalisé un support pour cours d’histoire : il n’en est rien. Véritable travail poétique sur la mémoire, ses choix, ses manques et la douleur qui surgit lorsque le réel confirme – ou non – la mémoire, Le Silence des rizières dresse avec subtilité les portraits parallèles d’une femme et d’un pays déchirés.
Maï a environ cinquante ans. Le flou entoure sa naissance. Elle croyait avoir vu le jour à Prague. À 10 ans, elle apprend venir du Viêt-Nam. Elle se sait née après la chute de Dien Bien Phu, mais pas vraiment dans quelles circonstances, ni quel a été son parcours. Aujourd’hui, son père français, sa mère vietnamienne et elle vivent en France. Accablée par le mutisme de son père, lié au silence par la clandestinité, Maï reprend le chemin de son pays natal en compagnie de sa mère et sous la caméra de Fleur Albert.
« André » est le nom de guerre du père de Maï. Il a été envoyé officieusement par le Parti communiste français pour soutenir Ho-Chi-Minh alors que le parti claquait la porte du gouvernement de l’occupant français. Il rencontre lors de ce périple celle qui deviendra la mère de Maï, Thuy Cam. Maï naîtra dans les rizières et le silence de la clandestinité enveloppera cette naissance toute sa vie durant, un silence gardé aujourd’hui encore par « André ».
« André » n’apparaît que quelques secondes, flou autant que dans la mémoire de sa fille et, dès ce moment, tout le film de Fleur Albert flirte avec l’illusion. Que dire de cette guerre dépeinte par un cinéma subjectif lorsque les seules images qui en restent sont celles des archives de propagande des belligérants ? Quand Henri Martin, Jean Marrane et Jean Robert, hautes figures du communisme français, ne savent pas, aujourd’hui encore, se départir d’une exaltation partisane ? Aucune réalité n’est sûre ici, et celle de Maï moins que toute autre. S’entretenant avec sa mère et ceux dont elle sait qu’ils ont partagé le périple de ses parents, Maï s’efface et laisse place à tout ce que ces mémoires osent, et surtout n’osent pas, dire. Le prétexte de sa quête identitaire disparaît au profit de l’autel dressé en toute humilité par Fleur Albert à ces mémoires brisées. Et Maï, le plus souvent, semble se sacrifier volontairement sur cet autel.
Avec notamment les débats récents autour des lois révisionnistes sur le rôle des colonies, la guerre d’Algérie occupe aujourd’hui l’essentiel de la culpabilité médiatique de la France. Le Silence des rizières présente la « sale guerre » par la petite porte. La parole est donnée aux acteurs de cette page d’Histoire, sur ce qu’elle a été pour eux, intimement. Quelques vérités traversent l’écran : les combattants vietnamiens, français loyalistes et communistes sont ici parfois bien différents de l’image d’Épinal véhiculée par le cinéma et l’Histoire.
Mais, en présence de ces évidences, Fleur Albert reste éloignée, refuse de se définir comme partisane, et filme ses entretiens en laissant la parole libre à ses interlocuteurs et à leurs souvenirs. Elle laisse surtout parler et agir Maï, terrassée par ce passé, la tension du secret et son périple qui ne la mène ni à une révélation, ni à une catharsis, mais seulement à la conscience d’une histoire personnelle plus lourde encore.
Incapable à son tour de parler de ce qu’elle porte en elle, Maï danse son incertitude à bout, dans un moment de beauté véritable. Et ceux des rizières, après quelques confidences, retombent dans un silence éloquent.