Et non, la comédie romantique n’est pas juste un « truc de filles », qu’on cache dans nos DVDthèques en prétextant avoir profité d’une promotion 10 DVD pour le prix de 5, conscient(e)s des ficelles d’un genre lucratif que l’on aime retrouver aussi pour son absence de surprise, comme un bon chocolat chaud un soir d’hiver. La « rom com » peut se révéler un terrain également propice à des essais poétiques et sensibles, comme l’élégant Lullaby. Ce premier film de Benoît Philippon séduit par son intelligence à aborder la question du deuil au travers d’une comédie sentimentale aux accents fantastiques, loin des lieux communs d’une émotion béate.
Sam (Rupert Friend) a perdu son épouse, Josephine, dans des circonstances tragiques dont nous ne saurons rien. Incapable d’oublier celle qui était entrée dans sa vie avec fracas, ce pianiste de jazz a abandonné la musique pour attendre un coup de téléphone qui ne viendra plus jamais, reclus dans la chambre d’hôtel new-yorkaise où l’amour était né. Dans cet espace intime et rassurant, la dépression de Sam est bousculée par une intruse excentrique (Clémence Poésy), qui trouve refuge dans sa salle de bains pour échapper à un autre homme. Dans cette petite pièce, Pi (comme le nombre) trouve une si complète sérénité qu’elle décide de s’y enfermer à nouveau chaque jour, sans jamais laisser Sam voir son visage. Séparés par une simple cloison, sans se voir jamais, ces deux êtres fragiles vont tomber amoureux, la jeune femme fébrile se laissant bercer par la voix mélodieuse d’un homme qui retrouve peu à peu goût à la vie. Mais lorsque Sam et Pi se retrouveront enfin face-à-face, la naissance d’un couple ne rimera pas avec un amour sans heurt, qui balaierait magiquement les souffrances de leur passé. Chez l’un comme chez l’autre, les blessures sont profondes…
Lullaby affiche d’abord son identité singulière par la beauté d’une mise en scène où chaque élément de décor, chaque rayon de lumière, chaque note de musique participent à la construction d’une véritable twilight zone. Tantôt inquiétante, tantôt rassurante, elle se veut à l’image des émotions contradictoires de Sam, perdu entre souffrance et bonheur, entre le souvenir de Josephine et la chaleur de Pi. Avec sa réception éclairée en clair-obscur, l’hôtel tenu par le bienveillant George (Forest Whitaker), dont la présence statuaire semble presque fantomatique, devient un refuge délétère. Tout l’enjeu du film sera de s’extraire de ce décor rappelant une toile d’Edward Hopper, pour affronter un « monde réel » où les états d’âme nostalgiques sont étouffés sous les contingences matérielles et économiques. Mais de la ville de New York où se déroule l’histoire, nous ne verrons que quelques petites rues anonymes. L’univers de Lullaby demeure un monde clos, comme une bulle hors du temps et de l’espace, exempt des conventions sociales contemporaines. Ainsi Sam laisse ouvertes les fenêtres de son appartement déserté, pour offrir aux jeunes du quartier un libre accès aux disques et au piano.
Dans Lullaby, la recherche d’une singularité formelle tend vers la mise en abyme, quand le cinéma se fait écran dans la fiction pour figurer un mal-être ineffable. Ainsi le fait que Pi soit projectionniste participe à un rapport intime, presque charnel, entre le personnage et le cinéma. Fétichiste de l’image argentique, Pi découpe en cachette des photogrammes dans les pellicules qu’elle doit projeter. Quand ces images hétéroclites, qu’elle regarde ensuite chez elle avec un vieux projecteur, viennent défiler sur son visage, toute l’ambivalence et toute la douleur de cet être mutique deviennent visibles. Le temps d’un plan féerique, la superposition des photogrammes courant sur son visage triste révèle la détresse d’une mémoire tronquée. Et en faisant de Certains l’aiment chaud (Billy Wilder, 1959) le film-refuge de Sam, Benoît Philippon joue aussi la carte de l’intertextualité. Ce qui pourrait passer pour une coquetterie pseudo-cinéphilique chez un jeune réalisateur en quête d’auteurité vient au contraire s’imposer comme un véritable élément de discours. Le décalage rétro du film de Wilder rend concrète la posture nostalgique d’un homme obsédé par un passé magnifié par le passage du temps. Sur l’écran d’une très vieille télévision, les images de Some like it hot (« hot » signifiant aussi « jazz ») viennent ainsi constituer un monde parallèle à celui de Lullaby. Dans le film de Wilder, deux hommes recherchés par la mafia échappent à leurs poursuivants en intégrant un orchestre de jazz féminin, maladroitement travestis sous les noms de Josephine et Daphné. Alors que leur maîtrise de la musique les sauve d’un destin tragique, leur spectateur, Sam, revient ici à la vie en remontant sur la scène d’un club de jazz.
Évidemment, la musique occupe une place essentielle, non seulement dans le parcours du pianiste endeuillé, mais aussi dans l’identité esthétique du film lui-même. Lascive ou endiablée, elle construit une ambiance feutrée pour se faire voix à part entière quand les mots manquent ou ne suffisent plus. Avec sa photographie soignée et sa musique envoûtante, Lullaby développe un jeu de colin-maillard sentimental à la fois élégant et intelligent, où la renaissance psychologique de Sam et Pi prime sur l’enjeu du couple, dont l’union est habituellement centrale dans la comédie romantique. Si quelques scènes trop explicatives et une fin hâtive viennent en assombrir l’éclat, le film de Benoît Philippon demeure à la fois touchant et prometteur.