Terrifiant par la cadence inébranlable de sa mise en scène, le premier film de Julia Leigh fait montre d’une rigoureuse maîtrise. Chaque plan, chaque geste, avec une précision chirurgicale, participe à la composition d’un monde asphyxié, où les êtres humains sont comme condamnés à une éternelle suffocation. Quelques formes de grâce suggèrent une issue, une voie de sortie ; mais là aussi, les portes toujours se referment. Bien qu’un peu abscons par moments, Sleeping Beauty est une œuvre puissamment anxiogène, radicale, intelligente – osons le mot, majeure.
Les trois ou quatre premières séquences suffisent à prendre le rythme ; et, c’est vrai, une certaine monotonie s’empare de la façon dont les cadres s’abattent, convergent, enferment les espaces. L’espace est engourdi. Une seule créature, même pas sauvage, juste un peu étrangère, est capable de les traverser, de s’en échapper. On ne saura jamais ce qu’elle recherche : sa beauté laiteuse, irréelle, la tient hors de portée. En est-elle prisonnière ? Ou justement maîtresse ? Tout, sur le papier, porte à croire que le film décrira la façon dont Lucy se consumera peu à peu, captive d’un contrat diabolique qui fait de son corps un objet. On ne rate pas non plus le spectre de toute la filmographie d’une luxure prédatrice, opulente, d’Eyes Wide Shut à Salò. Tout est en place, mais Sleeping Beauty n’est rien de tout ça. Ses ambitions sont ailleurs. Les jeux troubles auxquels s’adonnent de riches bourgeois sur son corps endormi suscitent chez Lucy, tout au plus, une intense curiosité. Pas même l’ébauche d’une angoisse, d’un doute.
Insuffisance respiratoire
Plutôt que de s’exalter dans une quête du plaisir, d’une perversion bien décorée, ornée de velours, les ombres qui évoluent dans ces intérieurs pétrifiés semblent plutôt condamnées à une éternelle introspection. Jamais un monde social n’effleure : même les espaces les plus peuplés ne sont que des additions d’individus solitaires. L’impression de les voir tous sourdement engagés dans le même cheminement est bien là. Cependant Julia Leigh ne lève jamais vraiment le voile sur la préoccupation commune à tous ces êtres. On passe malheureusement une partie conséquente du film à se poser la question de ce que les personnages recherchent profondément. « Malheureusement » : le mot est peut-être un peu fort. Disons que le premier visionnage laissera un certain souvenir d’opacité. Il y a une obscure littéralité, dans le texte, dans le jeu, qui vaut bien de revoir le film, car d’ailleurs cette opacité n’est pas foncièrement désagréable. Elle sert aussi, parfois, à dessiner un monde engourdi, où tout n’est pas intelligible, où tout n’est même pas forcément doté d’une clé. Sans en faire une manie, Leigh s’amuse régulièrement à ponctuer le film de sorties de terrain inopinées : un cours magistral sur le jeu de go, une bande de Japonais hilares sur le palier… Toujours, elle reste capable de détailler le monde sans le soumettre à ses intentions philosophiques, ni soumettre son film à une galerie comportementale éparpillée.
Limitée à une quantité minimale d’éléments – plans-séquences méthodiques, dialogues rigides, effets sonores sporadiques –, la mise en scène de Julia Leigh pourrait finir par se gonfler un peu trop de cet emprisonnement. Mais elle a plusieurs cordes à son arc, et parvient à s’affirmer comme une proposition sur laquelle la réalisatrice sait prendre du recul. Elle le démontre quand, avec beaucoup de justesse, elle enfreint ses propres règles, et se projette dans son dispositif pour en crocheter les verrous et y ouvrir d’autres possibilités. Il est rare de voir un cinéaste considérer son langage comme un jouet qu’on peut aussi casser : on en a ici l’exemple, en la personne d’une romancière dont c’est pourtant le premier film. Bien sûr, Sleeping Beauty n’est pas limpide, il est exigent, et tant qu’on n’en a pas remonté tout le fil, il est impossible de dire vraiment à quel point il fait preuve d’intelligence. Mais dans la discipline de fer à laquelle il s’astreint, dans son évitement des routes trop rebattues, dans ses basculements, ses surprises, ses inventions : c’est un film d’une épatante maturité, qui laisse un souvenir prégnant, difficile ; une suffocation qu’on n’aura de cesse de vouloir exhaler.