Sorti en 1999, Eyes Wide Shut fait office de chant du cygne de Stanley Kubrick. Le célèbre réalisateur décède durant la post-production du film, et laisse ses interprètes seuls pour défendre un film qui fera controverse, certains le jugeant choquant, d’autres terriblement ennuyeux. Comme à son habitude, et même de manière posthume, Kubrick ne laissait pas indifférent. Avec une décennie de recul, il est grand temps d’abandonner les réactions à chaud, et de considérer ce film pour ce qu’il est : une œuvre empreinte de fantasmes et de rêves, où les manifestations du désir sont omniprésentes, et qui prend la forme d’une radiographie d’un couple à un instant « t » de son histoire.
Comme toujours chez Kubrick, le film découle d’une adaptation. Dans le cas présent, il s’agit de La Nouvelle rêvée parue en 1926 par Arthur Schnitzler (1862 – 1931), auteur autrichien. Ce texte d’environ 80 pages nous conte, à quelques détails près, la même histoire que le film. Fridolin (un médecin) et sa femme Albertine, un couple de la société viennoise du XVIIIème siècle, vont être amenés à réenvisager la valeur de leur union au regard des désirs que chacun porte en lui, et dont l’autre n’est pas conscient. On retrouve dans le contenu de la nouvelle une des particularités du film : l’opposition entre les manifestations du désir masculin et féminin. Fridolin/Bill/Tom Cruise cherche à expérimenter ses propres fantasmes à la surface du réel, tandis que pour Albertine/Alice/Nicole Kidman, ceux-ci rejaillissent principalement sous forme de rêves ou de souvenirs contenus. L’influence de la psychanalyse sur les écrits de Schnitzler est indéniable, puisqu’il fréquentait une société viennoise juive très influencée par les écrits de Freud : « Le 14 mai 1922, pour le soixantième anniversaire d’Arthur Schnitzler, Sigmund Freud lui avait envoyé cette lettre exceptionnelle qui fit couler tant d’encre : “Je pense que je vous ai évité, écrit le découvreur de la psychanalyse, par une sorte de crainte de rencontrer mon double.” […] Schnitzler se souvint alors qu’il y avait longtemps qu’il avait lu Die Traumdeutung (L’Interprétation des rêves), parue en 1900. »
Kubrick transpose le récit dans la société bourgeoise new-yorkaise d’aujourd’hui, et délaisse une dimension de la nouvelle qui portait sur l’irrépressible envie de Fridolin de s’échapper d’une vie trop rangée. En revanche, il réinvestit dans son film toute une série de thèmes en rapport avec l’époque de la « découverte » de la psychanalyse. En référence au rêve, le titre du film reprend le motif du dormeur (Eyes Wide Shut : littéralement « les yeux grands fermés »), à ceci près qu’il y rajoute une connotation, l’idée que les deux personnages sont aveugles aux choses qui les entourent ou les habitent, et que le déroulement du film va les amener à ouvrir les yeux afin de découvrir une certaine forme de vérité sur leur couple, différente de l’idéalisation classique des relations homme/femme. Le couple parfait que sont Bill et Alice au début du film n’est qu’une chimère (c’est d’ailleurs sur ce point que le choix du couple Cruise/Kidman tient de l’intuition de génie, avec tout ce que leur union comportait d’apparences et de faux-semblants), dont il va falloir s’extirper pour découvrir l’autre tel qu’il est. Chemin faisant, Bill sera amené à vivre différentes formes que peut revêtir le fantasme masculin : être séduit par deux femmes en même temps, la fille d’un de ses patients mort, amoureuse de lui, une charmante prostituée qui l’invite chez elle, et enfin, se retrouver clandestinement dans une soirée organisée par une société secrète où hommes et femmes s’ébattent à tout-va. Tout ces événements s’enchaînent en une seule nuit, et paraissent presque irréels, comme une série d’hallucinations, un rêve éveillé.
Fantasme/rêve et réalité
Avant d’aller plus loin, faisons un point avec ce que propose le dictionnaire, pour vérifier l’hypothèse d’une parenté entre fantasme et rêve.
Fantasme : « Représentation imaginaire traduisant des désirs plus ou moins conscients. Les fantasmes peuvent être conscients (rêveries diurnes, projets…) ou inconscients (rêves, symptômes névrotiques) ». Fantasmes et rêves peuvent donc être liés, l’un pouvant prendre la forme de l’autre pour émerger vers la conscience.
Rêve : « 1. Production psychique survenant pendant le sommeil et pouvant être partiellement mémorisée. 2. Représentation, plus ou moins idéale ou chimérique, de ce que l’on veut réaliser, de ce que l’on désire » Le rêve se rapproche effectivement du fantasme en ce sens où il peut être la manifestation d’un désir.
La structure du film est caractérisée par une construction qui mêle fantasme/rêve et retour à la réalité, avec comme pivot la scène d’orgie dans le château. La première partie est constituée par la déclinaison des différents fantasmes. Il y a le rêve d’Alice, où elle se représente en position d’adultère avec plusieurs autres hommes, et cet aveu du trouble provoqué par un officier rencontré lors de vacances en famille. La durée remarquable de cette scène provoque un vertige chez Bill, qui sent les fondements idéalisés de son couple se dérober sous ses pieds. Bill veut alors chercher à être autre chose que ce pauvre mari éconduit au pied du lit. Mais le dévoilement de cette imposture provoquera un brusque retour à une condition frustrante : Bill reste sur la touche, attentiste face à son propre désir, puis sera démasqué et sommé de s’en aller du château. Dans la seconde partie du film, la magie du fantasme s’est dissipée, et laisse place à une série de faits (le pianiste qui lui avait communiqué le mot de passe de la soirée a été renvoyé chez lui, une femme présente à l’orgie a fait une overdose dans la nuit) qui viennent bousculer d’éphémères certitudes.
À ce titre, l’utilisation du fondu enchaîné est assez remarquable, car il confère au film cet aspect de dissolution du temps et des lieux propre aux rêves. Avec comme illustration pertinente de ce procédé les plans mettant en scène une multitude de personnages s’ébattant à divers endroits du château, et où le passage d’une pièce à une autre se fait en fondus, renforçant ainsi l’impression hallucinatoire de vivre quelque chose qui aurait dû rester à l’état de construction fantasmatique. L’utilisation des éclairages participe à ce sentiment de temps suspendu, de lieux indéterminés. La séquence de la soirée chez les Ziegler au début du film est emblématique de cette impression. Les deux personnages se trouvent dans la même maison et pourtant le lieu paraît si vague (avec ses éclairages très clairs et une atmosphère embrumée, de longs couloirs labyrinthiques) qu’on ne peut concevoir qu’ils puissent se croiser en situation de tentation adultérine. Par ailleurs, l’intérieur de l’appartement du couple est soumis à d’étranges lumières de couleurs bleues antiréalistes, et les rues, les bars sont éclairés de manière diffuse, soutenant l’idée de nuits d’errance, sans fin. Bill déambule dans les rues de New-York, tel un somnambule, qui à la fois rêve et est éveillé.
Désir/rituel et hypnose
La scène de l’aveu d’Alice au sujet de l’officier constitue le cœur du film, révélant les ambiguïtés de son désir autour d’un beau dilemme : le lendemain de cette rencontre, elle ne savait plus si elle avait peur que l’officier soit parti, ou qu’il soit toujours là. Ce récit revêt la fonction de catalyseur des frustrations trop longtemps dissimulées du couple, et déclenche chez Bill ce besoin de mise à exécution de ses propres pulsions de désir. Tout au long de cette nuit, Bill imagine sa femme couchant avec cet officier, en un fantasme contrarié en noir et blanc, se réappropriant l’objet du désir de sa femme sous la forme d’une pensée vengeresse, et d’un songe qu’il voit se matérialiser dans la réalité (ou comme l’écrit superbement Gérard de Nerval dans Aurélia : « l’épanchement du songe dans la réalité »). La répétition de ce procédé induit le fait que Bill est littéralement hypnotisé par cette pensée.
Tout comme il l’est par ces femmes nues qui se présentent à ses yeux masqués en préambule à la soirée orgiaque. La séquence prend alors la forme d’un rituel profane qui se réapproprie des éléments de la religion chrétienne (prêtre, encens, orgue), et où le désir revêt un rôle essentiel, jouant sur la dissimulation du regard, opposée à l’exposition de corps nus à la beauté inaccessible. Cette scène fait écho à un rituel d’ordre différent que l’on peut voir au début du film. Kubrick monte en parallèle deux scènes : le matin, Alice est avec sa fille pendant que Bill est au travail. Le rituel est ici on ne peut plus banal (les préparatifs du matin), mais la scène contient déjà, en substance, des éléments qui interviendront plus tard. Tout d’abord, les préparatifs d’Alice ne sont pas mis en scène de façon innocente : on la voit enfiler un soutien-gorge, les fesses nues, le dos cambré, face au miroir. Et Kubrick a l’ingéniosité de monter en parallèle ce plan, qui suscite un certain désir chez le spectateur, avec un autre où Bill examine une patiente, nue elle aussi, mais pour laquelle le spectateur n’éprouve rien. La raison en est simple : nous sommes dans un cabinet médical, et Bill l’avouera plus tard, un médecin qui fait son travail trouverait malsain d’éprouver un désir quelconque pour sa patiente. Cette séquence a le mérite de synthétiser de manière intelligente l’enjeu de départ du film, en le faisant transiter par le corps du spectateur : Bill n’est plus conscient de son désir pour Alice, et il assimile la matière charnelle de ses patientes, pour lesquelles il ne ressent qu’un intérêt froid, à celle de sa femme. Ce rite machinal de la consultation est en opposition radicale avec celui que Bill découvrira dans le château, et qui remettra en place une excitation et une valeur charnelle des corps. D’ailleurs, à travers le masque, les yeux de Bill brûlent de désir, et même lorsqu’une femme masquée le sommera de s’enfuir, il restera comme hypnotisé par ce qu’il est en train de voir.
La notion d’hypnose joue d’ailleurs le rôle d’un motif récurrent dans l’intrigue. Au début du film, à la soirée chez les Ziegler, Bill est appelé d’urgence à l’étage car une prostituée fait une overdose dans la salle de bain. Il la trouve affalée dans un fauteuil, et tente de la sortir de sa léthargie par des mots. Il l’appelle. Il lui demande si elle peut l’entendre. La jeune femme remue un peu la tête. Bill continue à lui parler et lui demande progressivement d’ouvrir les yeux et de le regarder. Kubrick introduit ici un élément strictement non réaliste, puisque Bill soigne une overdose comme on sortirait une personne d’un état d’hypnose : en lui parlant tout simplement, en lui demandant d’ouvrir les yeux. Pendant ce temps, Alice est à l’étage du dessous, et danse dans les bras d’un séducteur hongrois. Elle est totalement sous son charme. Alice revient à la raison à la fin de la séquence, lorsque la conversation s’orientera vers son mari, comme si la suggestion de son mariage induisait un retour à l’état de veille normal. L’alcool et la drogue sont dans cette séquence les provocateurs de l’état d’hypnose et, dans le cas de ses deux femmes, c’est le personnage de Bill qui est capable de les en sortir, par contrainte ou soumission. Mais tous obéissent à ce même état de fait : un peu plus tôt dans la soirée, Bill était en compagnie de deux mannequins qui voulaient l’emmener « au bout de l’arc-en-ciel ». Il fallut un appel pour l’overdose de la prostituée afin de réussir à le sortir de cet état léthargique. En somme, la fonction curatrice du médecin permet à chacun de s’extirper d’un état de tentation.
Le refoulé et l’inquiétante étrangeté
Ces deux notions sont étroitement liées, y compris dans le texte de Sigmund Freud consacré à l’inquiétante étrangeté (Das Unheimliche, 1919). Cette dernière est associée aux sentiments d’effroi, de peur et d’angoisse. Pourtant, cette inquiétante étrangeté provient d’un environnement familier, et est causée par l’altération de ce milieu ou l’intrusion d’un élément nouveau : « Cela nous rappelle que ce terme de heimlich n’est pas univoque, mais qu’il appartient à deux ensembles de représentation qui, sans être opposés, n’en sont pas moins fortement étrangers, celui du familier, du confortable, et celui du caché, du dissimulé. » Autrement dit, l’inquiétante étrangeté s’assimile à tout ce qui est inconnu à l’intérieur d’une structure familière.
Et c’est ici que la mécanique du récit d’Eyes Wide Shut prend tout son sens. Fondée sur un principe de construction mêlant rêve/fantasme et réalité, autrement dit le dissimulé/caché et le familier, le film opère par surgissements successifs à la surface de la réalité de ce que l’on appelle le refoulé. Cette remontée vers la conscience est symbolisée à la fin du film par ce masque, celui porté par Bill à l’orgie, posé sur l’oreiller à côté d’Alice qui dort, et qui l’entraîne à tout avouer à sa femme sur ces aventures nocturnes. L’irruption de ce masque dans le lit du couple fait appel à cette inquiétante étrangeté, par son intrusion dans le milieu le plus familier, le plus intime : la chambre à coucher. Pourtant, ce masque est déjà un élément familier pour Bill, mais c’est le mystère de son apparition qui provoque cette angoisse caractérisant l’étrangeté. Car le masque est symbole de tout ce que Bill a caché à Alice, et fait remonter à la surface son sentiment de culpabilité : « L’étrangement inquiétant serait quelque chose qui aurait dû rester dans l’ombre et qui en est sorti. » Le choix du morceau de piano intitulé Musica Ricercata II : Mesto, Rigido e Cerimonale par György Ligeti se révèle être un élément déterminant participant à cette impression d’inquiétude, avec ses notes sèches et menaçantes, conférant une ambiance lourde et étouffante.
À la fin du film, Bill et Alice se trouvent dans un magasin de jouets pour que leur fille choisisse ses cadeaux de Noël. Ils ont une conversation sur la valeur de leur engagement, et s’estiment reconnaissant d’avoir survécu à leurs aventures, « qu’elles aient été rêvées ou non ». Et la dernière phrase du film est loin d’être anodine. Alice dit à Bill : « Et maintenant, il y a une chose très importante que nous devons faire : baiser. » Cette phrase renvoie au soir de leur dispute, ou Alice avouait à Bill son désir pour l’officier. Si la conversation n’avait pas dérapé, ils auraient fait l’amour. Mais rien n’aurait été provoqué, rien ne se serait révélé, ils n’auraient pas maintenant « les yeux grands ouverts » (ou, comme le dit Albertine dans la nouvelle : « À présent, nous sommes sans doute éveillés pour longtemps. »). Ce qu’Alice entend par cette dernière phrase, c’est un retour à la normale de leur relation, c’est un « reprenons là où nous nous sommes perdus », mais en tirant des conclusions de ce que nous avons vécu. Elle entend également un retour de son mari vers la proximité de son sexe, en conjurant la dispute qui l’en avait éloigné. Les fantasmes avoués par Alice avaient inquiété Bill, et provoqués un trouble venu enrayer la bonne marche du foyer. « Il advient souvent que des hommes névrosés déclarent que le sexe féminin est pour eux quelque chose d’étrangement inquiétant. » En définitive, et c’est là que se trouve le message facétieux du film, prolongeant la trace de ce sourire énigmatique qui caractérisait Kubrick : le sexe, le désir, les fantasmes, la tentation, tout ce qui semble relever de l’infidélité, restent les meilleurs véhicules de la longévité en amour.