Portrait du journaliste colombien Hollman Morris, qui réalise l’émission Contravía et s’attache à révéler un conflit dont la couverture est éminemment parcellaire. Entreprise quichottesque et courageuse, un beau cours de journalisme par le réalisateur helvetico-colombien Juan José Lozano.
Hollman Morris sautille dans la boue. Il réconforte quelques civils choqués, dissimule mal son impatience à rejoindre le front, s’acharne à obtenir des témoignages filmés. Il faut absolument filmer. Pour cela pas d’inquiétude le caméraman est aussi vif, moucheron discret qui virevolte avec douceur, se rapproche, sait capter dans l’urgence les visages et ne jamais les dissocier des voix. Ne parlons pas du montage interdit de Bazin, il s’agit de journalisme, Hollman Morris prépare des émissions qui bien que non destinées aux journaux télévisés durent en moyenne entre 30 et 60 minutes. Le montage est donc capital pour l’articulation des rushes. Dans la boue, en l’occurrence près de Tumaco, au sud-ouest de la Colombie, alors que les policiers anti-émeutes viennent de raser des champs de coca, villages et paysans inclus, il veut récolter les témoignages. Beaucoup de paroles, crachées sous l’émotion, juste après l’action, alors que les maisons brûlent encore et que les hélicoptères évacuent les forces de l’ordre. Ce que l’on voit de ce jour-là, avant même le drame qui se déroule, c’est la rage de Morris à recueillir les témoignages. À une femme qui vient de lui raconter les exactions des policiers anti-émeutes mais qui refuse « pour ne pas avoir d’ennuis » de le répéter à la caméra, Morris répond « c’est bien, comme ça ce pays ne changera jamais ». Lorsqu’un policier refuse de décrire ce qui vient de se passer, il lui demande de le répéter face à la caméra. Dans le cas contraire, Morris serait décrié comme partial, on l’accuserait de n’avoir pas interrogé l’armée. Donc hors-champ interdit.
C’est la première leçon de journalisme de Témoin indésirable, proposée par Juan José Lozano, dont on a reçu des nouvelles récemment : il vient de quitter le pays début mars après quelques semaines d’un nouveau tournage, suite à des menaces de mort répétées. Au tout début du film, dans l’action, Hollman Moris et son équipe légère rappellent un mouvement auquel nous sommes habitués : la précipitation furieuse, l’investigation acharnée du paparazzi. La comparaison s’arrête heureusement là, l’attention du journaliste colombien (ainsi que celle de Lozano) ne porte pas sur le sensationnel, mais relève les faits, simplement. Ce mot pour pointer le dédain des médias et opposer la difficulté en Colombie de se faire le témoin du conflit qui déchire le pays depuis plus de 60 ans. Difficile pour un néophyte d’appréhender l’histoire locale, entre les différentes forces terroristes, d’extrême gauche (FARC, ELN…), d’extrême droite (les divers factions paramilitaires), les groupes qui découlent d’une idéologie politique ou purement liés au banditisme, et les gouvernements successifs. Jusqu’à l’actuel, dirigé par Alvaro Uribe, le meilleur copain latino de l’ex-président Bush, dont la gestion du pouvoir ressemble à s’y méprendre aux vêtements high-tech des nouvelles dictatures. Contrôle des médias, puissance de la présidence malgré les scandales à répétition de la « parapolitica » (la plupart de ses proches ont des liens reconnus avec des groupes paramilitaires), politique sécuritaire qui dissimule une privatisation massive de nombreux secteurs, revente des terres abandonnées par les déplacés, abandon de l’éducation… La liste serait longue. Mais Uribe est très aimé, il est le seul à avoir sécurisé une partie du pays, au prix d’un militaire tous les cent mètres mais ne chipotons pas. De ce fait être de gauche en Colombie, c’est souvent être catégorisé guerillero, les discussions politiques y sont vives, les tentatives de légalisation des mouvements de gauche ont souvent fini dans le sang (par exemple la Union Popular, voir à ce sujet El Baile Rojo, (2003) de Yezid Campos). Sans rentrer dans le détail du conflit et pour rester près du film, Uribe refuse de reconnaître l’existence d’un conflit armé. La société colombienne qui ne vit pas dans les zones de conflit, à force d’habitude, oublie la guerre, que dire de nous européens dont la focalisation sur l’affaire Betancourt est presque l’unique point de vue sur le pays.
Morris combat donc cette mémoire qu’on efface. Et si comme il l’assène à force de multiples conférences en Amérique Latine ou ailleurs, « le gouvernement a fait beaucoup de mal au journalisme », le phénomène de focalisation occultante se retrouve partout. Logique de l’agenda toute puissante (caler les sujets sur les grandes dates et événements périodiques), de la proximité (un mort dans sa rue intéresse plus que cent morts dans un pays lointain), et raréfaction des sources nuisent à la presse et formatent le public. Leçon numéro deux, donc : l’investigation. À l’heure du « desk », le journalisme de bureau, de la peur d’ennuyer et du divertissement tout puissant, Morris parcourt le pays pour déterrer les souvenirs enfouis dans les fosses communes. C’est un des voyages que montre Lozano, dans une région du centre-est, à la recherche de disparus dont les corps réapparaissent peu à peu et qui dérangent. Lozano montre le journaliste attendre pendant que des hommes sondent le sol de la forêt à la recherche de pistes. Dans la moiteur de la nature luxuriante, chacun patiente des heures, un luxe dans le métier, prendre le temps de creuser l’information. Morris veut montrer ce que beaucoup ne veulent pas voir, les exactions sont terribles et seule la caméra ne vacille pas devant la photo, sur un téléphone portable, d’un homme dépecé et démembré. Mais la dureté des faits ne peut être enfouie, « le peuple colombien nous demandera des comptes, à nous les journalistes ».
Le film prend ici un tournant. Alors qu’il pourrait continuer sur sa lancée, il rentre plus en profondeur dans l’intime du journaliste. C’est la manière de poursuivre le portrait de ce témoin indésirable, d’un homme dont on ne fait pas un héros, dont on s’attache autant à décrire la méthode et les engagements déontologiques que le travail effectué. Portrait loin d’être révolutionnaire en terme de mise en scène, le film s’approche de ce qu’on a coutume d’appeler « journalistique », un format long-métrage qui permet d’approfondir un sujet, mais dont les réalisateurs peinent généralement à perdre les tics de la télévision. Témoin indésirable possède le grand atout d’être sobre, toujours à hauteur de ceux qu’il filme, et son parfait mimétisme avec Hollman Morris dessine un film à charge d’une rare efficacité. Peu à peu apparaît la vie familiale du journaliste, une femme et deux enfants dont les sorties sont entourées en permanence par plusieurs gardes du corps.
Les lettres de menace sont fréquentes. 99% des crimes de journalistes en Colombie restent impunis, pas vraiment de quoi dissuader ceux qu’ils gênent… Une énième menace de mort produit l’effet voulu, et l’homme se retrouve déchiré entre peur pour les siens et refus acharné de céder aux menaces. S’exiler serait s’avouer vaincu. Les tensions au sein du couple sont puissantes, et l’attention à cette vie intime est étonnante. Rien de voyeur, il s’agit d’en questionner la viabilité face à une telle pression. Entre les émissions, chacune une infime victoire, une archive et une lutte, Témoin indésirable est aussi cette chronique familiale, ultime leçon de journalisme : connaître les limites de l’engagement. On souhaite longue vie à ce journalisme-là, on ne peut s’empêcher d’être plus sceptique sur la longévité de Morris.