Il ne faut pas toujours se fier aux bandes-annonces ; elles peuvent être trompeuses. Prenez, au hasard, celle du film qui nous occupe : elle donne l’illusion d’avoir affaire à une énième fable hollywoodienne sur des héros ordinaires qui parviennent à surmonter une crise (ici financière) par la seule force des bons sentiments et des incontournables valeurs familiales. The Company Men s’avère bien plus subtil et inattendu que cela.
À Boston, une importante société de construction navale subit la crise de plein fouet. Ses dirigeants choisissent de rassurer leurs actionnaires en réduisant drastiquement les effectifs. Du jour au lendemain, trois employés, aux âges, à la sensibilité et aux parcours différents, se retrouvent ainsi au chômage. Leur existence s’en trouve bouleversée.
The Company Men montre une Amérique que l’on n’a pas tant l’habitude de voir au cinéma : celle des cadres moyens supérieurs, qui croient dans un système qu’ils servent docilement, et qui se retrouvent d’autant plus désemparés quand ils sont sacrifiés à la faveur d’une « restructuration ».
L’évolution psychologique du petit soldat fraîchement licencié est fidèlement restituée : le déni, la colère, les espoirs systématiquement déçus, la perte de confiance en soi, le sentiment de déclassement… Le film ne fait pas non plus l’impasse sur l’humiliation des entretiens d’embauche, sur les offres d’emploi scandaleuses proposées par les profiteurs de crise ou sur les stages de « remotivation » aussi inutiles et ridicules que ceux qu’organise le Pôle Emploi de ce côté-ci de l’Atlantique. La pression accrue sur les salariés restants est également évoquée, le temps d’un dialogue furtif mais très explicite : « Je vois déjà à peine mes enfants : qu’est-ce que je vais leur dire ? » questionne une mère de famille à qui l’on demande de reprendre les dossiers de ses ex-collègues ; « Soyez heureuse d’être toujours là » se voit-elle répondre.
Mais la singularité du film réside moins dans son sujet que dans le traitement de celui-ci. Plutôt que d’adopter le rassurant schéma narratif en vogue depuis des décennies – le retour en grâce du loser, qui grâce à une obstination admirable retrouve une dignité qu’on lui avait confisquée – The Company Men opte pour un récit antispectaculaire, sans retournements de situation, sans scène d’action, sans morale édifiante (l’amertume domine) et sans happy end, esquivé avec un réalisme cruel et bienvenu. Les dialogues et les situations sont très peu glamours, et même les séquences émouvantes sont comme mises en sourdine.
Cette modestie, paradoxalement courageuse dans le contexte hollywoodien, rend le film très attachant. Elle se paie certes par une mise en scène un peu terne et un récit parfois un peu plat, mais John Wells, pour son premier long métrage en tant que réalisateur et scénariste, ne s’en sort pas si mal – sans doute grâce à son expérience en tant que producteur de séries (Urgences, À la Maison Blanche…), dont il a cosigné certains épisodes. La façon dont il dresse quelques portraits complexes (le beau-frère, la DRH) en quelques traits peu appuyés dénote une vraie science de l’écriture. Sa vision nostalgique d’un monde ouvrier en voie de disparition – le film multiplie les plans sur des usines désaffectées, des chantiers navals corrodés par la rouille après que le travail a été délocalisé, liquidé – surprend et émeut. Et il parvient à faire sonner étonnamment justes des détails qui auraient pu ne pas fonctionner : l’impréparation et l’épuisement des cols blancs obligés de travailler sur un chantier, les liens qui se nouent entre des chômeurs qui au départ s’évitent puis finissent par former une petite communauté soudée, la relation touchante entre le personnage joué par Ben Affleck et son fils, etc.
Mais la grande force de The Company Men, c’est son casting, essentiellement composé de seconds couteaux (le trop rare Chris Cooper) et de has been sympathiques (Kevin Costner). En vieux sous-directeur que tourmentent des scrupules et considérations éthiques anachroniques, Tommy Lee Jones domine le film, impérial. Quant à Ben Affleck, acteur à la carrière en dents de scie et aux prestations inégales, il est ici très convaincant : son physique solide et sain le rendent paradoxalement parfait pour interpréter un homme qui souffre de la relégation sociale dont il est victime.
En 2000, un petit film efficace et visionnaire, Les Initiés, montrait Affleck en trader aux dents longues, chargé de former à son image une armée de jeunes loups et de les envoyer à l’assaut des marchés. Dix ans et une crise financière plus tard, revoilà le même acteur dans le rôle diamétralement opposé. The Company Men témoigne ainsi d’un retournement de perspective intéressant. On se prend à rêver, sans trop oser y croire, que le cinéma hollywoodien s’engouffrera dans la voie ouverte par John Wells, et s’attachera à décrire les réalités économiques et sociales de la même manière sobre et objective. Et si le cinéma de fiction se met à constater le scandale de ces vies brisées, il n’est pas impossible qu’il finisse par s’en indigner…